N° 141 - Été 2023

Les lunetiers qui soignent leurs montures

Deux jeunes frères au talent illimité ont monté de toutes pièces – au pluriel et dans des matériaux nobles – une entreprise à leur image. Grossissante, comme certains des verres qu’ils fabriquent, leur marque Nardi devient une référence lausannoise, et désormais internationale. Portrait de Silvio et Fabio Leonardi, artisans passionnés.

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(Calypso Mahieu)
Silvio et Fabio Leonardi dans leur atelier de Lausanne, boulevard de Grancy.

On imagine la scène, Silvio Leonardi devant un match de foot, son équipe favorite, l’AS Roma emmenée par Fabio Capello, et ce regard avisé déjà adolescent qui lui a inspiré ses looks. « Par la force des choses, j’ai dû porter des lunettes et je me suis dit que je voulais avoir un style. Comme l’entraîneur que je suivais à l’époque. » L’idée a germé, car après avoir réussi un apprentissage dans l’immobilier, Silvio s’en est allé à Olten pour poursuivre son rêve d’optométriste. Ouch, qu’est-ce que l’optométrie ? La discipline englobe la maîtrise des mesures nécessaires à l’établissement d’une paire de lunettes. Silvio travaille accessoirement à l’hôpital ophtalmique de Lausanne et se forme quotidiennement en recevant ses patients et en participant aux interventions des spécialistes.

Un nom tronqué – Nardi pour Silvio et Fabio Leonardi – pour une identité forte, résolue, comme les deux frères qui se sont lancés dans une entreprise dont ils ne connaissaient de loin pas tous les secrets de fabrication. Ils élaborent, dessinent, découpent et adaptent des modèles en acétate (fibre de coton recyclée et produite en Italie) ou en corne de buffle (matériau précieux venu d’Inde) avec des verres de fabrication suisse. « Nous sommes très attachés à l’esthétique. La nécessité de porter des aides à la vue ne signifie pas qu’on ne puisse pas trouver une pièce qui favorise l’harmonie du visage. Une de nos clientes ne pouvait choisir autre chose que des montures pour homme sombres et strictes. Nous sommes parvenus à lui proposer du bleu perlé sur une forme papillon. Son émotion nous a beaucoup touchés. C’est là que nous avons compris que nous pouvions contribuer à changer et à améliorer le confort quotidien des gens qui venaient chez nous. » L’amour de l’artisanat sans condition. N’est-ce pas la définition du pur savoir-faire ?

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(Calypso Mahieu)
Les frères lunetiers font tout à la main. Ils proposent des collections demi-mesure, mais aussi des montures uniques.

BERCEAU DE LA LUNETTE

Silvio savait qu’il vivrait de sa passion pour ce métier même après s’être cherché professionnellement dans le secteur du courtage d’immeubles, comme son père. Il a repris ses études, passé sa maturité, quitté l’arc lémanique pour la Suisse allemande dans le but de se former. Entre son bachelor et ses jobs annexes, un monde s’est ouvert pour un épanouissement à la hauteur de son rêve : « J’ai eu l’occasion, alors que je me trouvais au Salon de la lunette à Milan, de rencontrer des gens et de pouvoir ensuite partir visiter des usines à Morez en France, le berceau de la lunette, aussi bien qu’en Italie chez Luxottica (le label transalpin de référence, ndlr) dans les Dolomites. »

Fabio Leonardi, le frère méticuleux, devait encore découvrir que ses aptitudes à la microtechnique horlogère allaient lui servir dans un tout autre domaine. La période du Covid a résolument changé la vie de nombreuses personnes, comme dans son cas, mais pour le mieux. Le chômage technique inévitable dans une célèbre firme suisse a motivé Fabio à se lancer dans cette aventure entrepreneuriale où il apporte son sens de la précision appris en manufacture. « Nous souhaitons proposer des lunettes spéciales, des lunettes pour transmettre de l’émotion et de la passion, explique-t-il. Il est important de faire vivre une expérience unique à chaque client, de leur communiquer notre philosophie en leur permettant de toucher les différentes matières et découvrir les étapes de production. Ce qui nous démarque, aussi, des grandes enseignes. »

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(Calypso Mahieu)
Des lunettes comme des œuvres d’art, la marque de fabrique de Nardi.

L’échoppe du boulevard de Grancy n’est pas qu’une vitrine soigneusement aménagée avec des meubles chinés et disposés de manière à exposer les collections. Elle est un univers concret, où la proximité entre les gens compte. Silvio connaît les visages, le design, l’observation des mouvements dans l’espace : « Je scanne toutes celles et ceux que je vois, déformation professionnelle ! Je me suis habitué à capter instantanément quelles formes seront adaptées à quel profil, comme si le travail sur la matière se transposait sur les personnes qui entrent dans notre boutique. »

Lui a fabriqué ses premières lunettes à la main quand il était en stage à Lausanne. Dans une plaque d’acétate, il a dessiné au stylo une forme qu’il a découpée au bocfil, une petite scie manuelle servant à dégager la monture. « La matière, assez souple et facile à travailler, nécessitait juste d’avoir suffisamment de précision, mais il me manquait encore la bonne gestuelle. J’ai mis des charnières, posé de vieilles branches et les ai portées. Je n’avais aucune idée de comment faire, mais je l’ai fait », raconte Silvio, tandis que Fabio passe en revue les machines qui remplissent leur atelier et qui autrefois se trouvaient chez lui entre le salon et la chambre d’amis, là où tout a commencé.

Amis que les deux frères ont d’ailleurs mis à contribution comme cobayes, supporters, participants et diffuseurs de leur nouvelle activité.

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(Nardi)
Le travail des deux entrepreneurs vaudois a été repéré par la Fondation Michelangelo, qui met en lumière les métiers d’art et d’artisanat.

HEUREUX HASARD

Depuis 2019, cette symbiose fraternelle opère et porte ses fruits. « Même si ça a pris du temps, la qualité augmentait au fur et à mesure. Nous avons ensuite développé un système de sponsorisation : nous proposions de bons prix à notre entourage pour diffuser le plus largement possible notre travail. L’argent récolté nous a ainsi permis d’acquérir nos outils. » Une fois ces premiers objectifs fixés, dont notamment l’ouverture d’une boutique avec des meubles récupérés et un logo dessiné par la graphiste Noémie Gallay, ils se concentrent sur les pièces qui feront leur réputation. « Pour nous faire connaître davantage, nous avons même fait appel à des personnes rencontrées par hasard. » Lequel hasard fait, comme souvent, parfois bien les choses. Un client devenu ami de Nardi s’est révélé être très influent à Hongkong. Au point de voir les lunettes des deux frères Leonardi s’afficher dans de célèbres magazines jusqu’en Asie.

Aujourd’hui, la marque propose vingt-cinq modèles en collection demi-mesure. Une fois la forme choisie, la taille de celle-ci est adaptée. Il s’agira dès lors de définir la longueur des branches et de sélectionner une couleur parmi les 12 de base à disposition. Il existe des options supplémentaires et un nuancier plus large qui compte entre 2000 et 3000 couleurs. Nardi offre également la possibilité à sa clientèle de fabriquer des pièces uniques. Ce processus part d’un dessin, suivi par un photomontage et le modelage d’un prototype pour valider le projet avant de le transformer en réalité, un ou deux mois plus tard.

Le côté humain, l’adaptation taylor made, le sens de l’empathie et de l’art, le mélange du savoir-faire et de la créativité sont les leitmotive des deux artisans-lunetiers.

« Dans le quartier sous-gare, nous sommes les seuls à proposer des dépistages de la vue », continue Silvio. Dégénérescence maculaire liée à l’âge, glaucome, cataracte, autant de problèmes qu’il peut détecter en amont d’un suivi médical. Entre design et médecine, l’excellence des entrepreneurs vaudois a été reconnue par la Fondation Michelangelo, qui met en lumière les métiers d’art et d’artisanat. Les frères Leonardi sont entrés dans son guide, Homo faber, dans la catégorie Rising star (stars montantes).

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(Calypso Mahieu)
Avant les lunettes, Silvio Leonardi travaillait dans l’immobilier. Un voyage à Milan a tout changé.

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