N° 145 - Automne 2024

Au-delà de la lampe

Disparue en 2012, Gae Aulenti a vu sa très riche carrière éclipsée par sa célèbre lampe Pipistrello. La triennale de Milan expose le travail de l’architecte et designer italienne en mettant l’accent sur ses projets à grande échelle inspirés par le théâtre.

Gae Aulenti et sa fameuse lampe « Pipistrello ».
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Gae Aulenti et sa fameuse lampe « Pipistrello » de 1965 fabriquée par Martinelli Luce.

Elle a, en ce moment, les honneurs de la Triennale de Milan, vaste espace d’exposition consacré au design sous toutes ses formes. On veut parler de Gae Aulenti dont le grand public connaît surtout la Pipistrello, cette lampe « chauve-souris » iconique avec son pied évasé et son abat-jour en corolle de plastique. Beaucoup moins le reste d’une production pourtant importante de l’une des rares femmes à avoir imposé son nom aussi bien dans le design que dans le domaine du bâti.

Comme tous les designers d’après-guerre, Gaetana Aulenti, née en 1927 à Biella, dans la province d’Udine, a étudié l’architecture à l’École polytechnique de Milan. Diplômée en 1953, elle ouvre son agence trois ans plus tard. Une femme dans un monde d’hommes. « Comparé à mes ambitions, faire carrière dans ce milieu à cette époque a été difficile, expliquait l’architecte dans une interview à La Stampa en 1998. Cela m’a pris du temps avant d’être capable de réaliser des projets importants. Mais j’ai continué en silence, sans protester et en évitant d’en avoir trop conscience. »

L’architecture internationale des années  50 ne jure que par le rationalisme moderne. Gae Aulenti s’attache, elle, à revisiter les formes historiques. Avec Vittorio Gregotti et Aldo Rossi, elle participe au mouvement NeoLiberty, qui puise ses inspirations dans le très discret Art nouveau italien et développe ce qu’elle appelle « une dramaturgie de la courbe ». Elle entretient ce rapport à la culture ancienne à travers la réalisation de décors d’opéra pour la Scala de Milan et le festival Rossini de Pesaro. « Le théâtre m’a aidée à mieux comprendre le fond de la relation espace-temps, observait la designer citée dans le magazine AD. L’architecture doit tenir compte de l’action théâtrale. La scénographie est une préparation à l’architecture fondamentale. »

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(Photo by Sergio Gaudenti/Sygma via Getty Images)
Gae Aulenti sur le chantier du Musée d’Orsay en 1986.

Dans les années 80, elle est appelée à réaliser de grands projets museaux. À Paris, Gae Aulenti transforme l’intérieur de la Gare d’Orsay que le gouvernement français a décidé de réhabiliter en conservatoire des arts du XIXe siècle. Sous l’ancienne verrière ferroviaire, elle trace une longue allée à degrés, flanquée de salles-mausolées. Les commentateurs critiquent parfois ce choix jugé pharaonique. La plupart sont néanmoins séduits par cette scénographie empruntée au théâtre.

Gae Aulenti n’en est pas à son coup d’essai. Depuis la fin des années 60, elle enchaîne les contrats et aménage les résidences du légendaire patron de Fiat, Gianni Agnelli, pour qui elle conçoit les stands de la marque sur les salons automobiles, mais aussi certaines concessions comme celle de Zurich que Giovanni Agosti, commissaire de l’exposition milanaise, a fait reproduire à l’échelle 1 : 1. Tout comme sont présentées à la Triennale les maquettes que Gae Aulenti dessine pour les magasins Olivetti à Paris et à Buenos Aires. Aulenti devient une spécialiste de la création de lieux d’exposition. Dans cette ligne, elle établit le Museu Nacional d’Art de Catalunya dans l’ancien Palau Nacional à Barcelone, restructure les Écuries papales du Quirinal à Rome et rénove le Palazzo Grassi à Venise.

Une reproduction de la concession Fiat de Zurich.
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(Alessandro Saletta, DSL Studio)
Une reproduction de la concession Fiat de Zurich de 1973 est exposée à la Triennale de Milan.

FICTION DOMESTIQUE

Ses objets marqueront l’histoire des formes bien plus durablement que ses projets architecturaux. À partir des années 60, elle multiplie les collaborations avec les maisons de design, principalement italiennes : Poltronova, Zanotta, Artemide, Kartell et bien sûr Martinelli Luce qui produira dès 1965 la Pipistrello en réveillant cet esprit naturaliste hérité de l’Art nouveau. En 1980, Gae Aulenti dessine avec Piero Castiglioni la Mini Box, une lampe de table au look de jerrycan dont le réflecteur amovible est maintenu par un aimant. Plus tard, elle pose une plaque de verre sur quatre roues de vélo. On pense bien sûr à Roue de bicyclette, sculpture readymade de 1913 de Marcel Duchamp. À la marge entre l’art et le design, la table relève l’esprit singulier de sa créatrice chez qui un meuble ne saurait être réduit à sa simple valeur d’usage.

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L’appartement de Gianni Agnelli à Milan, imaginé en 1970 par la designer pour exposer la collection d’art contemporain du patron de Fiat.

Chez Gae Aulenti, les objets tiennent des rôles. Ils deviennent les acteurs d’une fiction domestique, des vecteurs d’imaginaire. En cela, Mini Box et Pipistrello ne ressemblent pas à des lampes. Pas plus que Jumbo à une table basse qui, avec son plateau et ses pieds mastodontes en marbre, rompt les codes de ce type de mobilier censé servir sans trop se faire remarquer. « Parfois les gens parlent de la réalité comme s’il existait un champ où elle s’exprimait, décrivait la designer dans une interview de 1979. Alors que les réalités sont infinies. »

Les tables basses « Jumbo ».
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Les tables basses « Jumbo » de 1965 pour Knoll.
La table « Tour ».
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La table « Tour » de 1993 pour l’éditeur Fontana Arte.

AUTOUR DE « LA PISCINE »

Après la fiction du théâtre arrive celle du cinéma. En 1964, la designer italienne dessine l’une des premières lignes de mobilier d’extérieur. Un ensemble table, fauteuil, petit sofa, chaises longues, lampadaire et bain de soleil à qui elle donne le nom de Locus Solus, le « lieu unique » qui est aussi le titre d’un roman de Raymond Roussel de 1913 dans lequel un scientifique expose dans son jardin ses créations génétiques étranges. Les meubles en tubulures jaune vif adoptent des sinuosités organiques, les imprimés sont des cibles psychédéliques qui rappellent les peintures de Robert Delaunay et le réverbère ressemble à un gros œil. Locus Solus est une expérience élégante et bizarre qui rejoue, en mode Frankenstein, les leitmotivs du design pop. Un hommage à l’écrivain à l’univers fantasque, suffisamment inclassable pour avoir été adopté par le collège de pataphysique d’Alfred Jarry.

L’ensemble de jardin « Locus Solus ».
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L’ensemble de jardin « Locus Solus » créé en 1964 pour la maison Poltronova est réédité depuis quelques années par Exteta.

Cinq ans après son lancement sur le marché, le mobilier tape dans l’œil de Paul Laffargue, directeur de production du film La Piscine. Le réalisateur Jacques Deray a décidé de tourner un drame dans lequel un bassin tient le rôle principal. Tout autour, Alain Delon et Maurice Ronet s’arrachent les faveurs de Jane Birkin sous les yeux de Romy Schneider. L’ensemble de jardin est de tous les plans dans cette histoire de trahison amoureuse, chauffée à blanc par le soleil de Saint-Tropez.

Mais la star design se fait rapidement oublier. Il faudra attendre cinquante ans avant que l’éditeur italien Exteta ressorte ce mobilier mythique de son étonnante éclipse. En 2023, le créateur de mode Simon Porte Jacquemus, dont on sait la passion pour le design et le sud de la France, rhabillait Locus Solus avec un tissu rayé jaune citron sur fond beige. Une manière d’adoucir les lignes un peu trop « sous acide » de ce mobilier en le ramenant à la dolce vita et au sable fin de la plage.

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