N° 138 - Été

La victoire posthume de Narcisse

C’est sur fond d’une déconstruction des autorités et des valeurs traditionnelles, mais tout particulièrement des deux grandes religions de salut terrestre et de salut céleste – le communisme et le catholicisme qui structuraient naguère encore la vision morale du monde d’une grande partie des Européens – que la mise en avant de l’ego à toutes les sauces est devenue l’alpha et l’oméga de l’éthique moderniste s’étalant sur les réseaux sociaux.

Que les deux religions se soient effondrées en peu de temps, c’est ce que quelques chiffres montrent de manière éclatante : dans les années 60, le communisme représentait en France près de 30 % de l’électorat, il est tombé aujourd’hui à 3% ! En 1950, 95% des Français étaient baptisés, ils ne sont plus que 30%, ce qui signifie, cela dit au passage, qu’une large majorité de communistes faisaient baptiser leurs enfants… L’Église de France comptait 45’000 prêtres en 1950, ils ne sont plus que 6000 aujourd’hui. Cet effondrement des deux grands visages de la transcendance ne fut pas le fait de la gauche soixante-huitarde, mais du capitalisme schumpétérien dont la logique d’innovation permanente supposait une rupture elle aussi incessante avec les traditions. Il fallait en effet que les valeurs classiques fussent déconstruites pour que le monde de l’hyperconsommation puisse s’épanouir, car rien ne freine autant le désir d’acheter que le fait d’être habité par de grandes causes et des valeurs fortes. Résultat : à l’issue de cette grande déconstruction, l’individu moderne se retrouve seul face à son nombril, le « souci de soi » dont Foucault faisait naïvement, pour ne pas dire bêtement, l’apologie, devenant la préoccupation majeure de l’homo democraticus individualiste. De là la quête de ce mirage infantile qu’est le bonheur « par soi », grâce à des exercices spirituels guidés par des coachs autoproclamés qui vous servent des banalités stoïciennes ou bouddhistes suffisamment affadies pour toucher le grand public.

LE SECRET DU BONHEUR

En France, un « psychologue positif », Christophe André, s’est fait l’un des principaux porte-parole de ce narcissisme selon lequel il faut parvenir à « s’aimer soi-même comme un autre ». Ses livres rencontrent un grand succès, non seulement parce qu’ils nous invitent à faire du bonheur la finalité ultime de l’existence, ce qui est merveilleusement en phase avec l’individualisme contemporain, mais aussi parce qu’ils expliquent urbi et orbi que la félicité suprême est accessible à tout un chacun, attendu qu’elle ne requiert rien d’autre qu’un travail, non sur ce qui nous transcende et nous dépasse, mais sur soi-même. Selon cette idéologie pétrie de gentillesse, le bonheur ne dépend en rien de l’état du monde extérieur, seulement de notre capacité à « entrer en amitié avec nous-mêmes ». C’est ainsi que dans son livre, Imparfaits, libres et heureux, dont le sous-titre « Pratique de l’estime de soi » trace déjà tout un programme, on trouve un chapitre au plus haut point significatif de cette nouvelle vision du monde selon laquelle le bonheur résiderait dans la mise en harmonie « amicale » de soi avec soi. « Être son meilleur ami », voilà le secret, le psychologue nous invitant très sérieusement à nous comporter vis-à-vis de nous-mêmes comme si nous étions notre plus proche camarade, voire comme si nous étions nos propres parents!

IL FAUDRAIT QUE CET AMOUR ENVERS NOUS-MÊMES SOIT DE LA MÊME NATURE QUE CELUI DES PARENTS ENVERS LEURS ENFANTS.

Luc Ferry, écrivain et philosophe

Je préfère ici laisser la parole à Christophe André, de peur qu’on m’accuse de caricaturer son propos : « Il faudrait que cet amour envers nous-mêmes soit de la même nature que celui des parents envers leurs enfants : sans condition et infiniment bienveillant. Certaines thérapies explorent aujourd’hui cette piste de l’auto-parentage avec de premiers résultats prometteurs… » S’aimer soi-même comme on aime ses enfants ? Tel est bien, selon Christophe André, l’idéal de la psychologie positive, un idéal dont je vous avoue, pour avoir moi-même des enfants, qu’il me semble plus proche de la pathologie lourde, voire très lourde, que de la sagesse et de la santé mentale. L’amour que j’ai pour mes trois filles m’a en effet donné la conviction que si je parvenais à m’aimer un jour comme je les aime, je serais bon à enfermer d’urgence ! Du reste, le mythe de Narcisse, contrairement à ce que prétendent les tenants de cette « bonheurisation du monde », se termine de manière atroce. Un certain Fabrice Midal, que le Magazine de psychologie positive présente comme « philosophe », nous invite à nous efforcer de « devenir enfin vraiment narcissiques » (sic !), affirmant sans rire, et je le cite, que « dans la mythologie, l’art et la psychanalyse, Narcisse est une force positive nécessaire ».

Pour avoir passé quarante ans de ma vie à étudier la mythologie grecque sous toutes ses coutures et publié quelques dizaines d’ouvrages sur le sujet, je puis vous assurer que c’est tout l’inverse. Il est même difficile de dire quelque chose de plus faux. Permettez-moi de rappeler en quelques mots la vérité originelle de ce mythe. Narcisse est le fils du dieu d’un fleuve, le Céphise, et d’une nymphe, la belle Liriopé. Dès sa naissance, le bébé est absolument ravissant. Comme le veut la coutume, Liriopé va consulter un devin, en l’occurrence le grand Tirésias, pour se rassurer et savoir d’entrée de jeu si son enfant aura une vie longue et belle. Tirésias lui répond, comme toujours les oracles, de manière sibylline : certes, le petit aura une vie longue et bonne, mais à une condition, c’est qu’il « ne se regarde pas ». Sinon, sa fin sera pitoyable. Personne, bien évidemment, ne comprend un traître mot à l’oracle, mais bientôt, on commence à se rendre compte que Narcisse est affublé d’un trait de caractère fort peu aimable : il est doux comme un agneau et beau comme un dieu au-dehors, dur et égocentrique au-dedans. De fait, il « ne cesse de se regarder », de sorte que les jeunes filles qui tombent amoureuses de lui sont bien vite éconduites, humiliées et malheureuses.

L’une d’entre elles, une nymphe, la pourtant très aimable Écho, va même en mourir. Elle tente de parler à Narcisse, de lui dire tout son amour, mais Narcisse, comme toujours intéressé par son seul ego, la rabroue avec méchanceté et lui tourne le dos avec mépris. Écho, pleine de honte et de chagrin, se sauve dans la forêt. Peu à peu, elle dépérit. En fait, elle maigrit tant et si bien qu’il ne reste d’elle plus rien d’autre qu’un gémissement plaintif et désincarné que les montagnes répercutent indéfiniment dans les vallées… Alors ses sœurs crient vengeance. On entend la voix d’une nymphe qui, au milieu de ses amies, crie vers le ciel : « Puisse-t-il lui aussi tomber fou amoureux sans jamais pouvoir posséder l’objet de son amour ! »

LE REFLET QUI TUE

Némésis, une des filles de Nyx, la nuit, entend l’appel des nymphes. Némésis, comme les Érinyes, est une divinité de la vengeance. Elle se dit, comme Tirésias, que Narcisse pourrait vivre fort bien et fort longtemps, « s’il ne se regardait pas »… Or voilà justement qu’un jour de grande chaleur où Narcisse parcourt la forêt à la poursuite de quelque gibier, Némésis fait en sorte que, saisi par la soif, il s’approche d’une source. En amont de la source, l’eau forme un petit bassin que rien, jamais, n’est venu troubler. Il n’y a pas un souffle de vent, l’onde est comme un miroir. Narcisse s’y penche pour se désaltérer, mais apercevant sa propre image se refléter dans l’eau, il en tombe tout d’un coup fou amoureux. Alors on le voit qui se parle, qui essaie de s’embrasser, de s’enlacer, mais comme le voulait la nymphe, il ne parvient jamais à se saisir lui-même, l’objet de son amour lui échappe. Désormais insensible à autrui comme au reste du monde, il ne voit et ne pense plus à rien d’autre qu’à lui. La vie le quitte tout doucement et à l’endroit où il meurt, pousse une jolie fleur blanche à laquelle on donnera son nom.

Beau dehors, moche dedans, tel est Narcisse. En cela, il est un contre-modèle de la sagesse grecque, le contraire de Socrate qui était laid au-dehors, mais infiniment bon et sage au-dedans. À méditer par tous ceux qui s’imaginent encore que le souci de soi et le renoncement aux grandes causes sont la voie royale vers la sagesse et le bonheur…

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