N° 136 - Automne 2021

Rudy Ricciotti, l’homme béton

L’architecte du Mucem à Marseille assume son immodestie et revendique sa liberté de provocation. Rencontre ave un résistant du bâti.

Mucem Marseille
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Jean-Maie Hosatte
Installé à l’entrée du Vieux-Port de Marseille, le Mucem est rapidement devenu l’un des symboles de la ville phocéenne.

Voilà un aveu que l’on obtient sans effort : « Je filoute… », reconnaît Rudy Ricciotti qui, ne demandant pas l’absolution de ses fautes, tonitrue ses mobiles. « Contre cette réglementation assassine, je fais du slalom entre les bornes. Je fais de la résistance politique, idéologique et technologique. » S’il ne devait rester qu’un hérétique, lui entend bien rester le dernier architecte qui se mettra à psalmodier les incantations du culte HQE (haute qualité environnementale). « La HQE est la doctrine des affairistes prédateurs, la doctrine des collabos sans scrupules, la doctrine des inquisiteurs de morale et la doctrine des traîtres à l’environnement et à l’architecture. » Les réponses aux fulminations de Rudy Ricciotti restent aussi rares que se multiplient ses participations aux concours les plus prestigieux et ses réussites.

LE MUCEM EST RÉACTIONNAIRE PARCE QU’IL REJETTE LES NÉVROSES ANGLOSAXONNES QUI ONT ENGENDRÉ UN STYLE INTERNATIONAL LISSE, MESQUIN, MÉDIOCRE. UN NÉGOCE DE LA PACOTILLE.

Rudy Ricciotti, architecte

ESPRIT DE CONTRADICTION

Il jure n’avoir jamais voulu faire de carrière internationale. Il fustige l’administration, « un engin qui fabrique de la nuisance pour renouveler son territoire existentiel ». Il maudit le monde de la culture, où grenouillent les « valets de l’impérialisme, toujours en quête d’un nantissement anglo-saxon pour confirmer vanité nouille et soumission molle ». L’architecte libanais Bernard Khoury salue la performance de son confrère et ami qui, écrit-il : « est un résistant ayant beaucoup blasphémé, mais a très bien servi les institutions pour lesquelles il construit des musées, des stades et autres bâtiments d’intérêt public ». Rudy Ricciotti est un adversaire bien trop redoutable pour qu’on le confronte à une contradiction là où lui n’en voit aucune. Il faudrait maîtriser aussi bien que lui l’art de construire des bâtiments et des réquisitoires. Assuré d’un talent que nul ne pourrait questionner sans faire preuve d’une immense mauvaise foi, Ricciotti affiche son horreur de la modestie dans laquelle il ne voit qu’un « masque de la vanité ». Brillant provocateur, il n’accepte de s’incliner que devant la mémoire de Giordano Bruno, brûlé par l’Inquisition pour avoir démontré que l’univers était infini.

CLASSES GENEVOISES

Les fagots du bûcher sur lequel on a voulu faire monter Ricciotti ont commencé à être empilés au début des années 90. Jusqu’à cette date, il construit des villas en Provence. C’est, dit-il, sa période « balnéo-baroque ». Il se singularise déjà en refusant le « style régional ». Il faut entendre ce que Rudi Ricciotti a à dire des « obsédés de la tuile provençale » pour se faire une idée de l’incandescence de ses fureurs. Ses premières villas ont la simplicité, la symétrie, le minimalisme du Pavillon allemand que Mies van der Rohe avait construit pour l’Exposition internationale de Barcelone, en 1929. Il a acquis, précise-t-il, son goût pour la simplicité efficace et belle pendant les études qu’il poursuivit au milieu des années 70 à l’École technique supérieure de Genève. Plus tard, il apprendra à devenir méditerranéen – mais comme un « guerrier étrusque ou un légionnaire romain » – à l’École d’architecture de Marseille. Pour se distinguer, Ricciotti ne se contente pas de disperser quelques miroitements d’intelligence sur un territoire défiguré par le folklorisme. Il se construit aussi une culture phénoménale en histoire de l’art et de l’architecture. Du plus haut de l’empilement vertigineux de ses connaissances, il se place dans la meilleure position possible pour décocher ses flèches assassines contre ceux qu’il ne trouve ni aussi savants ni aussi audacieux que lui.

Rudy Ricciotti.
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Jean-Marie Hosatte
Rudy Ricciotti.

CUBE NOIR

En 1994, la réalisation du stadium de Vitrolles permet à Ricciotti de construire un premier grand bâtiment selon sa culture et ses principes. Pour ses adversaires, c’est l’occasion tant espérée de régler quelques comptes avec ce tonitruant confrère. Le site choisi est celui d’une ancienne décharge de résidus d’une mine de bauxite qui lui donne une étrange couleur rouge. Ricciotti remporte le concours en proposant de construire là un cube opaque de béton noir de 60 mètres de côté pour 25 mètres de haut. « J’étais dans le passage à l’acte violent et irréversible. Un projet abstrait pour un site abstrait. C’est la seule réponse possible pour un site qui est un non-site. Un carré noir sur fond rouge… je me suis référé à l’expérience de Malevitch. » En 1995, à la fin de sa première année de fonctionnement, 100’000 personnes sont venues assister à des rencontres sportives ou à des concerts de rock dans le Cube noir. Le pari semble gagné, mais l’euphorie des premiers temps est balayée par la violence des polémiques. Tout le monde trouve quelque chose à reprocher au stadium. C’est une « œuvre architecturale fasciste », tonne l’architecte Roland Castro. C’est plutôt un hommage, « malvenu en terre provençale », à la Kaaba de la Mecque, corrigent les sympathisants du Front national.

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Jean-Marie Hosatte
Pour le « Cube noir », Ricciotti a puisé ses références chez Le Corbusier et les artistes James Turrell et Gordon Matta-Clark.

JOUER À LA BRUTE

En 1998, le couple Mégret, qui a conquis la mairie de Vitrolles en tirant à boulets rouges sur le stadium, organise un concert de « rock identitaire » dans la salle. C’est un fiasco. Mauvais perdants, les élus d’extrême droite décident de fermer le monolithe de Ricciotti. Plus de vingt ans ont passé. À l’intérieur du cube, tout ce qui pouvait être volé a disparu. Tout ce qui pouvait être mis en pièces gît, en vrac, sur la piste et la scène dévastées. Ricciotti lui-même ne semble pas capable d’une colère à la mesure de ce gâchis. Reste l’amertume. « Tout le monde rêvait de le détruire ce Quasimodo de béton abandonné dans sa solitude. À l’époque je me suis tenu les côtes pour éviter le dégoût de ce métier, tant il avait généré de haine chez les confrères et les bien-pensants parmi les professeurs d’architecture. » La fermeture du stadium propulse Ricciotti en orbite très lointaine du milieu culturel où il espérait s’être fait une place en le construisant. Depuis, Ricciotti assomme de gifles énormes les « cultureux » qui ont cautionné la mauvaise action des politiciens. Pourquoi cette trahison ? Peut-être parce que les gens de la culture officielle n’ont pas supporté « qu’un métèque », né dans la banlieue d’Alger, fils d’un simple maçon, se mêle à leurs savants débats en construisant pour les petites gens de Vitrolles, un bâtiment « éminemment culturel et éminemment cultivé. Tout y est référencé : James Turrell, Andy Warhol, Gordon Matta-Clark, Van Gogh et Le Corbusier». En même temps qu’il cogne, Ricciotti cite William Blake, ce « poète de la gestion des contraires ». Rudy joue à la brute. Ricciotti feint l’ignorance. Les deux se dissimulent derrière quelques grossières banalités. Parfois, s’il en a envie, Rudy Ricciotti se révèle. La cinéaste Laetitia Masson se décrit « femme, militante, réservée et cérébrale ». Elle est originaire de Nancy – que Ricciotti, « homme du Sud, du rock et du béton », situe un peu au-delà du cercle polaire. En commençant un film de commande sur l’architecte, la réalisatrice était convaincue qu’elle le détesterait au premier mot échangé avec ce pour-fendeur des féministes, des « eunuques » et des « dandys » qui les soutiennent.

La cathédrale Sainte-Marie-Majeure avec le toit du Mucem.
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Jean-Marie Hosatte
La cathédrale Sainte-Marie-Majeure avec le toit du Mucem. L’architecte compare la couverture de son bâtiment à un épiderme : « Au toucher, c’est un cuir patiné ou une peau de squale, dont il a le luisant mouillé et sombre. »

ARCHITECTURE FÉMININE

Mais la cinéaste est tombée sous le charme d’un « fauve », d’un « personnage de Western ». « Plus Ricciotti s’est révélé à moi, plus il m’est devenu impalpable. Je ne comprends pas toujours tout ce qu’il dit, mais je comprends tout ce qu’il fait. Ce n’est pas si surprenant, son architecture est féminine, avec ses résilles, ses ondulations, ses courbes. Rien n’y est jamais exactement droit. Rien n’y est décoratif. Toute la sensualité réside dans la matière. » Et de matière, il ne saurait y en avoir d’autre que le béton aujourd’hui ringardisé. Sans le béton, Ricciotti ne serait pas – ou plus – architecte, parce que « le béton est un matériau que je connais, c’est un matériau à qui je parle parce qu’il est prévenant, attentionné. Le béton encaisse les erreurs, pas l’acier. » À Marseille, le Mucem de Ricciotti, tout en béton, voisine avec le Centre régional de la Méditerranée, construit par Stefano Boeri, tout en acier. « Une baston totale…, résume Ricciotti. Je souhaitais, pour le Mucem, un récit qui prenne le parti du peuple, un lieu de promenade et de culture. Je voulais une œuvre lisible, triviale, populaire, pas un exercice conceptuel empesté de haine du contexte. » Dix ans après son inauguration, les Marseillais prétendent se demander à quoi sert le Centre de la Méditerranée alors que le Mucem est célébré comme « la pièce maîtresse de la reconquête du vieux port ». Sur les quais de Marseille, le béton a gagné par KO. Il faut dire que le combat avait été bien préparé. Dix ans d’esquisses, d’efforts, de recherches et d’expérimentations ont été consacrés à créer la chair, la peau et les os du Mucem en BFUP (béton fibré ultra performant). « Au toucher, c’est un cuir patiné ou une peau de squale, dont il a le luisant mouillé et sombre. » Ricciotti avoue sa peur. Celle qui l’a travaillé – au sens étymologique – pendant toutes les années de conception du bâtiment. Il ne craignait pas de se mesurer à Rem Koolhaas, à Zaha Hadid ou à Steven Holl, ceux qu’il appelle les « tyrans de l’empire global ». « J’ai dessiné avec la peur au ventre parce que je craignais de gagner avec quelque chose qui fût une erreur », quelque chose que Marseille, « ville de l’absurde, farouchement, politiquement incorrecte » n’aurait pas aimé. Voilà pourquoi le Mucem est « réactionnaire et maniériste », martèle son auteur. Réactionnaire parce qu’il rejette les « névroses anglosaxonnes » qui ont engendré un style international « lisse, mesquin, médiocre. Un négoce de la pacotille. »

MANIÉRISME LATIN

À l’expansion du lisse nordique, Ricciotti oppose crânement son « maniérisme latin. Le maniérisme c’est très savant, c’est une accumulation de savoirs appliqués à l’instrumentalisation de la matière. » À presque 70 ans, la seule chose qui l’intéresse encore est de construire des bâtiments dans lesquels le « coefficient d’emploi est le plus élevé possible ». Il veut des chantiers vivants, populeux, bruyants où l’on travaille le béton et pas de mornes sites d’assemblage d’éléments préfabriqués en Turquie ou en Chine. Il justifie ses choix au nom de l’écologie parce que le béton fabriqué à proximité immédiate des chantiers a une empreinte carbone bien moindre que des matériaux acheminés par des flottes de camions ou de paquebots. Mais sa préoccupation essentielle est d’ordre politique. Il voit, dit-il, « l’écologisme devenir le tremplin du fascisme. » Au nom de vertes lubies, des pans entiers de l’économie et de l’industrie sont condamnés sur la base de postulats scientifiques erronés. Les savoir-faire traditionnels et tous ceux qui les possèdent encore sont ainsi menacés d’un « anéantissement idéologique ». Ricciotti prédit que le dépit de tous ces laissés-pour-compte les fera bientôt basculer vers l’extrême droite. La République laïque pour laquelle il a une passion presque religieuse ne mérite pas un sort aussi funeste. Les succès et les distinctions qu’il engrange sont autant de poignées de sable qu’il pense jeter dans les rouages de la machine infernale qui nous pousse vers le chaos. En rendant leur fierté aux ouvriers qui travaillent le béton sur ses chantiers, il retarde le moment de leur révolte contre le « politiquement correct qui a pris une dimension pornographique ». Si l’enjeu n’était pas si important, son propre succès lui importerait peu. Il ne méprise pas la reconnaissance internationale qui lui a été accordée après la construction du Pavillon noir à Aix-en-Provence et du Musée Cocteau de Menton. On le décore, on l’honore, on le célèbre. Il accepte les honneurs, moins pour lui, il ne cesse de le répéter, que pour tous ceux qui l’aident, de l’ingénieur au maçon, à rendre un avenir à son bien-aimé béton. Et quand on l’insulte, c’est leur honneur, bien plus que le sien qu’il défend en pilonnant son adversaire. Il se prépare à une nouvelle déferlante d’hommages à l’inauguration du Musée des tissus à Lyon et à celle des nouveaux ateliers Chanel à Aubervilliers en posant cette question au visiteur : « Un succès public signifie-t-il fatalement que je suis en train de devenir un tocard ? » Le « gitan » a peur de rentrer dans le rang, même si c’est au premier.

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Rubriques
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