N° 122 - Printemps 2017

Dialogue sur la mort

– Vous avez peur de la mort ?
– De la mort, non, pas vraiment. Je redoute « le mourir », comme disait Montaigne, autrement dit l’agonie. Les derniers instants ou les derniers jours sont rarement agréables…
– Et parfois atroces !
– Puissent la chance ou mon médecin m’épargner le pire !
– Il y a donc pire que la mort ?
– Bien sûr, puisque la mort n’est rien !
– C’est la position d’Épicure. « La mort n’est rien pour nous : ni pour les vivants, puisqu’elle n’est pas, ni pour les morts, puisqu’ils ne sont plus. »
– Et il y a bien pire, hélas, que le rien !
– Je vous l’accorde. Mais il y a aussi bien mieux…
– C’est pourquoi un athée peut avoir peur de la mort, moins pour ce qu’elle est, puisqu’elle n’est rien, que pour tout ce dont elle nous privera…
– C’est quand même avoir peur du néant, donc de rien… Ce n’est pas raisonnable !
– Ce n’est jamais la raison en nous qui s’effraie. Spinoza, qui est le plus rationaliste des philosophes, l’a bien vu : c’est le désir, non la raison, qui est « l’essence même de l’homme ». Or notre désir est d’abord d’exister, de vivre encore, de « persévérer dans notre être »… Comment la mort ne nous effraierait-elle pas, au moins un peu, qui est le contraire de ce que nous désirons ?
– Vous disiez pourtant ne pas en avoir peur…
– J’ai dit « pas vraiment », d’abord parce qu’il y a mille choses que je redoute davantage (à commencer par la mort ou la souffrance de mes proches), mais aussi parce qu’elle n’est encore pour moi qu’une perspective vague, à la fois certaine et indéterminée, dont rien n’indique qu’elle doive advenir bientôt. Imaginez qu’on me découvre une maladie incurable, mortelle à très court terme : croyez-vous que cela me laisserait indifférent ? Bien sûr que non ! Bref, je n’ai pas vraiment peur de la mort, tant qu’elle me paraît éloignée, mais je mentirais si je prétendais l’attendre en toute sérénité. Reconnaissons que mourir, on préférerait pas !
– Est-ce toujours vrai ? Vous connaissez ce joli mot de Voltaire : « On aime la vie, mais le néant ne laisse pas d’avoir du bon. »
– Il dut écrire cela dans un moment de dépression, à laquelle il était pourtant peu porté…

– Je n’en suis pas sûr. Pas besoin d’être déprimé pour rêver de néant. Il suffit d’être fatigué ou lucide.
– Vous voilà, pour une fois, plus pessimiste que moi !
– Est-ce du pessimisme ? Même quelqu’un de très doué pour le bonheur, comme l’était Voltaire, peut rêver parfois d’être libéré de ses soucis, de ses impatiences, même de ses ambitions…
– Et libéré aussi de la peur de la mort ! Là-dessus, je vous suivrais volontiers, Voltaire et vous. Le néant a du bon, puisque tous les maux, petits ou grands, s’y abolissent !
– D’ailleurs lequel d’entre nous, s’il y réfléchit sérieusement, voudrait être immortel ? Pas moi, en tout cas !
– Moi non plus ! Vous imaginez : vous auriez vécu, par hypothèse, dix mille ans, et vous sauriez de source sûre que ce n’est même pas le début du commencement, qu’il vous en reste infiniment plus à vivre, autrement dit des dizaines de milliers de fois dix mille ans, ou plutôt un nombre infini de centaines de millions d’années ! Quel enfer !
– Et sans possibilité d’en sortir jamais, sans échappatoire, sans plus disposer de « la clé des champs », comme disait encore Montaigne…
– Le néant, pour le coup, vaudrait mieux !
– Vous voilà en mauvaise posture ! Comment peut-on dire à la fois qu’on préférerait ne pas mourir et qu’on préfère le néant à l’immortalité ?
– Vous avez raison, c’est contradictoire. Mais c’est qu’il s’agit de désirs, je vous l’ai dit, pas de raison ! Rien n’empêche de désirer deux choses incompatibles (les fumeurs le savent bien, dès qu’ils veulent ne plus l’être : ils désirent à la fois fumer et ne pas fumer !). C’est mon cas, s’agissant de la mort : je désire à la fois ne pas mourir et ne pas être immortel !
– C’est contradictoire, mais c’est humain… J’en conclus qu’il n’y a pas de bon moment pour mourir (on meurt toujours trop tôt), et que ce n’est pas une raison pour désirer ne mourir jamais.
– C’est une bonne synthèse, qui ne supprime pas la contradiction mais qui l’assume.
– Il est donc juste de prolonger la vie, tant qu’on peut…
– Disons plutôt : tant qu’elle reste agréable, désirable ou, au moins, supportable.

– Ce qui suppose qu’on puisse soi-même y mettre fin, si on le veut, lorsqu’elle devient trop douloureuse.
– Y compris avec l’aide d’autrui. La Suisse, là-dessus, a une meilleure législation que la France. Autoriser l’assistance au suicide, ce n’est pas respecter moins la vie, c’est respecter davantage la liberté, et rendre la vie (parce qu’on sait pouvoir la quitter) plus aimable. De ce point de vue, nous avions peut-être tort de dire qu’il n’y a pas de bon moment pour mourir : le seul bon moment, c’est quand on le souhaite !
– Mais parce que la vie est devenue atroce ! Ce n’est le bon moment que parce que c’est le pire ! Attention de ne pas célébrer le suicide !
– « La plus volontaire mort, c’est la plus belle », disait Montaigne…
– Eh bien, je n’en crois rien ! Je préférerais mourir naturellement, sans avoir besoin d’y prêter la main. Spinoza, là-des-sus, est plus éclairant que Montaigne. Mourir, c’est toujours être vaincu par des causes extérieures, quand bien même elles agissent à l’intérieur de notre corps ou de notre esprit. Le suicide fait partie des droits de l’homme, mais n’en est pas moins une défaite pour autant ! Cela vaut mieux parfois que la prolongation d’un combat devenu atroce et inutile, mais moins qu’une vie simplement acceptable !
– Comment voudriez-vous mourir ?
– Très tard, très vite.
– Vous voulez dire très vieux, et sans avoir le temps d’en souffrir ?
– Et même sans avoir le temps de m’en rendre compte, par exemple pendant mon sommeil, si c’est possible.
– Je vous comprends. C’est n’accorder à la mort que le peu d’attention qu’elle mérite. Mais que pensez-vous alors du livre de Laurent Alexandre, La mort de la mort ? Il nous annonce que les progrès de la médecine vont bientôt reculer indéfiniment la mort, voire la faire disparaître…
– La faire disparaître, c’est exclu. Nul ne survivra jamais à la noyade, à l’écrasement, à la combustion… Quand bien même la maladie et la vieillesse seraient vaincues, on pourrait toujours mourir par accident.
– Or dans un temps infini, tout le possible finit par se réaliser. La mort restant possible, elle finira nécessairement par arriver, tôt ou tard, pour chacun d’entre nous…

– Nous resterons donc mortels, et tous les progrès de la médecine – à supposer qu’on puisse les financer – n’y changeront rien. Mourir à mille ans ou à cent ans, c’est toujours mourir.
– Cela me fait penser à cette anecdote que me racontait un professeur de médecine. Sur la copie d’un de ses étudiants, il lit la phrase suivante : « Autrefois, les gens mouraient souvent. » Le professeur écrivit simplement dans la marge : « Ils ne meurent pas moins aujourd’hui… »
– Il avait raison ! Le taux de mortalité a formidablement baissé, ces dernières décennies, et il faut bien sûr s’en réjouir. Mais c’est un taux statistique, qui rapporte le nombre de décès, dans une année donnée, au nombre de vivants. Or ce ne sont pas les statistiques qui meurent, ce sont les individus, et ils meurent tous. Le taux individuel de mortalité n’a pas bougé d’une décimale depuis le paléolithique : il est égal à 1 sur 1, ou à 100 % ! On vit de plus en plus, et c’est tant mieux, mais on ne meurt pas moins !
– Et pas toujours beaucoup plus tard. La prolongation de l’espérance de vie doit surtout à la raréfaction des morts prématurées, je veux dire avant le grand âge. Quant à la multiplication des centenaires, dont on nous rebat les oreilles, et même à les supposer parfaitement valides, ce qui est rare, elle ne déplace guère la limite maximale de l’espèce. Fontenelle, au XVIIIe siècle, est mort dans sa centième année. Et le record de Jeanne Calment, qui mourut à 122 ans, en 1997, n’a pas encore été battu. Les progrès, en trois siècles ou en vingt ans, ne sont guère spectaculaires…
– J’y vois plutôt une bonne nouvelle. Si nous vivions mille ans, a fortiori si nous ne mourions plus, il faudrait renoncer à faire des enfants, pour éviter une surpopulation catastrophique.
– Voire renoncer à prendre des risques, par peur des accidents (qu’on redouterait d’autant plus qu’ils seraient la seule cause possible de mort) !
– Cela donnerait une société de vieillards ingambes, mais égoïstes et froussards !
– Demandons donc à la médecine de nous aider à vivre mieux, pas de nous dispenser de mourir !
– Mais de nous y aider, au contraire, lorsque nous jugerons le moment venu !

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