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Renwick Wonder
N° 141 - Été 2023

Maya Lin, artiste en bâtiment

À travers ses installations et ses architectures, l’Américaine exprime une forme subtile et différente de modernité, à la fois douce, en lien avec la nature et imprégnée de relations humaines.

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(Jessie Frohman)
Maya Lin.

Et si l’art et l’architecture étaient au cœur de l’un des plus profonds réveils de l’histoire moderne ? Ce pourrait être le moment où d’autres voix se font enfin entendre. Ce sont les voix de ceux qui ont souvent été sous-estimés par un establishment largement blanc et masculin. Ce sont les voix des minorités et des femmes, dont les formes d’expression ont longtemps été incomprises ou dépréciées. Une Américaine d’origine chinoise, à la fois architecte et artiste, pourrait être considérée comme emblématique de cet éveil, bien qu’elle soit plus manifestement préoccupée par le changement climatique que par les droits des femmes.

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(Iwan Baan)
Le Novartis Institutes for Biomedical Research inauguré en 2015 sur la campus de Cambridge.

GRANIT NOIR

Maya Lin est née à Athens, dans l’Ohio, en 1959. Elle est la fille d’immigrants chinois – son père était céramiste et doyen du College of Fine Arts de l’Université de l’Ohio. Sa mère est poète et ancienne professeure de littérature dans le même établissement. Maya Lin a fait ses études à Yale College et à la Yale School of Architecture, où elle a obtenu une maîtrise en architecture en 1986. La même année, elle ouvre son bureau, Maya Lin Studio, à New York. À cette époque, elle avait déjà créé ce qui reste l’une de ses œuvres les plus marquantes, le Vietnam Veterans’ Memorial sur le Mall à Washington, D.C.

C’est là que le 1er juillet 1980, un site de 8’100 mètres carrés situé au centre de la ville a été choisi pour accueillir un mémorial de la guerre du Vietnam.

Un concours national de design ouvert à tous les Américains de plus de 18  ans est organisé. Parmi les 421 dossiers soumis, le jury retient celui de Maya Lin, 21 ans, alors étudiante de premier cycle universitaire. Son projet se compose essentiellement de deux murs en granit noir d’une longueur de 75 mètres enfoncés dans le sol et sur lesquels sont gravés les noms de 58’000 soldats morts ou disparus pendant le conflit. Les murs pointent respectivement vers le Lincoln Memorial et le Washington Monument, deux des fleurons de l’architecture commémorative de la capitale. « En voyant le site à Washington D.C. j’ai eu l’envie d’ouvrir le sol, explique Maya Lin dont l’ouvrage commémoratif a été inauguré le 13 novembre 1982. Je me suis imaginée en train de couper la terre et de polir ses côtés ouverts, comme une géode. Je voulais dire quelque chose pour rendre ce mémorial personnel, humain et axé sur l’expérience individuelle. Je voulais présenter honnêtement cette époque et réfléchir à notre relation à la guerre et à la perte. » Malgré son manque de notoriété et d’expérience, Maya Lin devient presque instantanément une célébrité aux États-Unis, notamment parce que son concept d’une entaille sombre (une blessure ?), par opposition à un geste grandiose plus traditionnel, est vivement contesté par de nombreux anciens combattants.

Le Vietnam Veteran’s Memorial.
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(DR / Terry Adams, National Parks Service)
Le Vietnam Veteran’s Memorial, 1982, Washington D. C. L’un des monuments commémoratifs les plus visités des États-Unis qui va lancer la carrière de Maya Lin.
Le Vietnam Veteran’s Memorial.
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(DR / Terry Adams, National Parks Service)
Le Vietnam Veteran’s Memorial, 1982, Washington D. C. L’un des monuments commémoratifs les plus visités des États-Unis qui va lancer la carrière de Maya Lin.

Sa jeunesse, son sexe et ses origines ont aussi sans doute contribué à la résistance sous-jacente contre un projet devenu, par la suite, l’un des monuments américains les plus visités du pays. Mais en dépit des critiques, il a été réalisé tel que Maya Lin l’avait conçu, à l’exception des trois soldats de bronze d’un autre artiste, ajouté dans l’enceinte du mémorial en 1984, pour calmer les esprits. Sa carrière lancée, elle enchaîne les projets aussi bien architecturaux qu’artistiques. Parmi ses œuvres sculpturales, citons son Mémorial des droits civiques à Montgomery, en Alabama (1989), The Women’s Table at Yale (New Haven, CT, 1993), Eleven Minute Line (Wanås, Suède, 2004), Storm King Wavefield (Mountainville, NY, 2009), A Fold in the Field (The Farm, Kaipara Bay, Nouvelle-Zélande, 2013) ; Ghost Forest pour le Madison Square Park Conservancy (New York, NY, 2021) et plus récemment Decoding the Tree of Life pour le nouveau pavillon de l’école de médecine de l’Université de Pennsylvanie (Philadelphie, PA, 2021).

Ses constructions sont en grande partie entreprises à la demande d’institutions à but non lucratif. Elles comprennent la nouvelle conception de la Neilson Library du Smith College (avec William Bialosky, et Shepley Bulfinch, Northampton, MA, 2021) ; le plan directeur et le bâtiment principal des Novartis Institutes for Biomedical Research : Cambridge Campus Expansion (avec Bialosky + Partners et CannonDesign, Cambridge MA, 2015) ; la Riggio-Lynch Chapel, Children’s Defense Fund (Clinton, TN, 2004); et la Langston Hughes Library, Children’s Defense Fund (avec Martella Associates, Architects, Clinton, TN, 1999).

Sans oublier ses travaux en cours : l’agrandissement du Museum of Chinese in America, qui deviendra un musée complet de huit étages à son emplacement actuel (Centre Street), au cœur de Chinatown, à New York ; le nouveau bâtiment des studios des arts du spectacle pour le Fisher Center du Bard College ; et Seeing Through the Universe, une installation sculpturale pour le futur Obama Presidential Center à Chicago.

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(Nic Lehoux Architectural Photography)
L’intérieur de la Neilson Library construite au Smith College en 2021. La bibliothèque fait le lien entre le passé et l’avenir du campus universitaire.

VAGUES VERTES

Tout au long de son parcours, Maya Lin a réalisé des œuvres qui entretiennent un rapport direct avec son intérêt pour l’environnement. L’une d’entre elles, le Storm King Wavefield (Storm King Art Center, New Windsor, NY, 2009), occupe une surface de 22’300 mètres carrés au milieu d’un site de 4,5 hectares. Recouverte d’herbe et réalisée à partir de matériaux récupérés dans une ancienne gravière, elle prend l’apparence de vagues, dont les hauteurs varient entre 3 et 4,5 mètres. « Comme elle est exécutée à la même échelle qu’un ensemble réel de vagues, l’expérience du spectateur est similaire à celle d’un voyage en mer. L’ondulation en plan et en section crée une courbe composée qui permet une lecture complexe et subtile de l’espace sous la forme d’un environnement qui attire le spectateur vers son espace intérieur et lui donne un sentiment d’immersion totale », décrit celle qui travaille avec le paysage, l’art et l’architecture d’une manière tout à fait particulière. « Je suis davantage ce qui se passe dans le monde de l’art que dans celui de l’architecture. Je me sens plus comme une artiste qui construit des bâtiments que comme une architecte qui fait de l’art. » On imagine pourtant les deux processus intellectuellement très différents. Elle explique : « Si c’est une œuvre d’art, une vague végétale ou quelque chose que je réalise dans mon atelier, je le fais pour moi. L’architecture, c’est le contraire. Vous ne construisez pas pour vous, mais pour les autres. En cela, l’art est quelque chose que je qualifierais de plus ‹ égoïste ›, même lorsqu’il s’agit d’une œuvre d’art publique qui est une création personnelle, mais destinée à la collectivité. »

L’intérêt de Maya Lin pour l’environnement est clairement exprimé dans des travaux récents tels que Folding the Chesapeake et Ghost Forest. Exposée en 2015 à la Renwick Gallery du Smithsonian American Art Museum à Washington, la première prenait la forme d’une installation de 54’000 billes en verre industriel vertes représentant la baie de Chesapeake, le plus grand estuaire des États-Unis. La seconde, aménagée à Madison Square Park à New York en 2021, était composée de 49 cèdres blancs de l’Atlantique, victimes de l’inondation d’eau salée de la région des Pine Barrens dans le New Jersey.

L’installation Folding the Chesapeake.
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(Ron Blunt, courtesy Renwick Gallery)
L’installation Folding the Chesapeake. Une évocation de la baie du même nom construite avec 54’000 billes de verre à la Renwick Gallery de Washington en 2015.

UN PROJET À LA FOIS

L’agence de Maya Lin, dans le sud de Manhattan, est à son image : calme et sans des dizaines de jeunes assistants travaillant jusqu’à tard dans la nuit. « J’aime l’architecture, mais je ne voulais pas non plus avoir un cabinet, car je ne peux pas faire de l’art sans limiter strictement mon travail d’architecte. Si mon bureau est très petit, c’est pour donner le sentiment que je ne peux pas mener de front beaucoup de projets d’architecture. Je n’en réalise qu’un seul à la fois. Je travaille donc lentement. Novartis a duré sept ans au total. Après Novartis est venu Smith, qui a pris quatre ans. » Elle veut parler du Smith College, à Northampton dans le Massachusetts, où Maya Lin a construit, en 2021, la bibliothèque Neilson dans le but de retrouver la cohérence perdue du prestigieux campus universitaire. « Il fallait créer une bibliothèque du futur pour faire en sorte que le campus historique entre en dialogue avec la nouvelle bibliothèque. Cela pour rétablir l’esprit d’ouverture et d’accueil de cet endroit qui favorise l’impression de communauté, de dialogue et d’enseignement supérieur. » L’architecte a créé ce qu’elle appelle un écrin qui maintient constamment « le lien entre l’espace et le programme, entre les gens et les livres ».

Storm King Wavefield, 2009, New York.
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(Jerry Thompson Courtesy Storm King Art Center)
Storm King Wavefield, 2009, New York. Une sculpture paysagère qui reproduit les vagues de la mer.

TROUVER SA VOIX

Dans ses propos, Maya Lin révèle combien elle est à la fois directe et subtile, aussi bien dans sa personnalité que dans ses œuvres. « Mon travail finit par être aussi simple qu’on peut l’être. Smith, par exemple, est l’une des bibliothèques les plus économes en énergie des États-Unis. J’y suis parvenue sans pour autant chercher les solutions technologiques les plus sophistiquées, mais en travaillant sur les matériaux et les processus de construction. Je collabore avec de nombreuses organisations à but non lucratif qui ne disposent pas d’importants budgets. Vous devez donc trouver d’autres façons de faire avec d’autres méthodologies. Vous devez savoir quelle est votre voix. »

Cette « voix », profondément humaine, qui interpelle les utilisateurs, mais aussi l’environnement et les difficultés liées au changement climatique, que Maya Lin a progressivement définis à travers ses travaux. Ses matériaux sont simples et autant que possible récupérés, toujours subtils et harmonieux. Sa forme d’art et d’architecture ne s’impose pas par une quelconque force brute, pas plus qu’elle n’est volontairement évanescente. Au contraire, elle est vivante, en relation avec des lieux et des personnes, avec les 58’000 morts américains du Vietnam, dont les familles et les connaissances viennent caresser avec amour les noms gravés qui refusent de sombrer dans l’oubli.

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