N° 122 - Printemps 2017

La maison bleue

Quelque part dans une ville, dont le nom importe peu, vivait un homme que la vie avait comblé. Il était en parfaite santé, connaissait une belle réussite professionnelle et, sans être particulièrement riche, il était bien plus aisé que la plupart des gens. Il avait une femme, une jolie brune avec de beaux yeux en amande, et deux enfants épanouis et studieux. La maison qu’ils occupaient était située au sommet d’une colline d’où l’on dominait un magnifique paysage de plaines et de forêts. C’était une maison toute blanche, sur deux étages, avec des volets bleus, et une cheminée en briques rouges plantée sur le toit. Un jardin fleuri l’entourait avec, en son centre, une petite fontaine surmontée d’un angelot en marbre rose.
« Accordez-moi le superflu, écrivait Oscar Wilde, et je me passerai du nécessaire. » Nul doute que cet homme possédait les deux : superflu et nécessaire. Qu’espérer de plus ?
Sa vie aurait pu se poursuivre ainsi, tranquille, sereine, si n’était survenu un rêve étrange. Une nuit, il vit en songe une grande demeure en pierre, avec un toit de chaume, entourée d’arbres fruitiers. Elle se dressait non loin d’un fleuve dont les deux rives étaient reliées par un pont suspendu. Cette demeure n’avait rien de particulier en apparence, mais lorsque l’homme y pénétra, il se sentit envahi d’un sentiment de bonheur indicible, incommensurable, proche du divin. C’était tellement fort que, lorsqu’il s’éveilla, des larmes coulaient sur ses joues.
Sur le moment, il se dit qu’il était décidément bien ridicule, et en fin de journée, il ne pensait déjà plus à son rêve.
Mais voilà que la nuit venue, une fois que l’homme se fut assoupi, la grande demeure avec son toit de chaume et ses arbres fruitiers et le fleuve réapparurent. Et à nouveau, il éprouva cette sensation d’immense bonheur, si intense qu’elle l’arracha à son sommeil. Alors, il réveilla sa femme qui dormait à son côté et lui raconta son rêve. « De quoi te plains-tu ? lui répondit-elle en riant. Ne vaut-il pas mieux faire de jolis rêves plutôt que d’horribles cauchemars ? Allez, rendors-toi ! » En quoi elle n’avait pas tort. Et l’homme se recoucha.
Mais, chose étrange, à son réveil, il ressentit un grand vide, une pointe de mélancolie teintée de tristesse. Il se raisonna en se répétant qu’il était heureux, ne manquait de rien, qu’il avait une femme aimante et fidèle et de beaux enfants.

Il ne pouvait y avoir de place dans sa vie pour ce genre de pensées négatives.
Pourtant, la troisième nuit, le même rêve revint le hanter, puis la quatrième, et la cinquième, et tous les soirs, au point qu’il finit par sombrer dans une sorte de léthargie. Ce n’était plus seulement de la mélancolie qui l’habitait, mais du désespoir. Il ne mangeait plus, dépérissait un peu plus tous les jours, et tous les médecins convoqués à son chevet repartaient, désemparés. Sa femme et ses enfants avaient beau essayer de lui faire entendre raison, l’homme les entendait, mais ne les écoutait pas. Leurs paroles flottaient au-dessus de lui sans l’atteindre. Au bout d’un mois, il convoqua les siens.

– J’ai enfin compris ce qui m’arrive, leur annonça-t-il. Le bonheur, le vrai, existe. Il est dans cette maison au toit de chaume, sur la rive de ce fleuve. Tant que je ne l’aurai pas trouvée, je vivrai malheureux.
– Et que comptes-tu faire ? lui demanda sa femme.
– Je vais partir à sa recherche.
– À la recherche de cette maison ? se récria son fils aîné. Mais ce n’est qu’un rêve !
L’homme répliqua fermement :
– Non. Elle existe, elle est au bord d’un fleuve, près d’un pont suspendu.
– Des fleuves, il en existe des milliers, s’exclama le cadet !
– Et encore plus de maisons avec un toit de chaume ! surenchérit sa femme. Tu as vraiment perdu la tête, ma parole !Elle saisit la main de son époux :
– En vérité, c’est que tu n’es plus heureux parmi nous, n’est-ce pas ? Ce rêve est un prétexte. Dis-moi la vérité !
Et comme l’homme ne répondait pas, elle éclata en sanglots.
– Ne m’en veuillez pas, reprit-il. Mais ce rêve est un appel du destin. Il m’a choisi pour que je parte à la recherche de cette perle unique : le bonheur parfait et absolu. Je ne peux pas me dérober.
Et il conclut d’une voix grave :
– De toute façon, si je reste ici je mourrai.
À court d’arguments, sa femme et ses enfants n’eurent d’autre choix que de se résigner. Ils l’accompagnèrent jusqu’au seuil de la maison et le suivirent du regard tandis qu’il disparaissait à l’horizon.

Nous étions au printemps. Le ciel était d’un bleu parfait. L’homme se sentait léger. Heureux de partir à la rencontre de son rêve.
Il s’engagea sur une route poudreuse, arriva dans une autre ville. Et partout où il allait, il posait la même question aux gens qu’il croisait : « Avez-vous entendu parler d’une grande demeure en pierre, avec un toit de chaume et entourée d’arbres fruitiers ? Elle est au bord d’un fleuve que surplombe un pont. » Et comme il était incapable de leur fournir plus de précisions, on le prenait pour un fou.
Il gagna bientôt un nouveau pays et le parcourut comme le précédent. Bientôt, la fatigue se fit sentir et il ne lui resta plus rien de l’argent qu’il avait emporté, sinon quelques sous ; à peine de quoi s’offrir une pomme. Égaré en terre étrangère, sans amis, il dut se contenter de dormir à la belle étoile. Et même là, le rêve continuait de le poursuivre.
Un jour qu’il était allongé au pied d’un arbre, une bande de malfrats l’aperçut, et bien que notre pauvre homme n’eût guère fière allure avec son costume trois pièces élimé et ses chaussures couvertes de boue, ils se ruèrent sur lui et, en un éclair, le délestèrent des trois sous qui lui restaient. Démoralisé, épuisé, l’homme reprit sa marche. Parvenu à l’entrée d’un village, il fut attiré par une odeur qui le fit saliver : celle du pain à peine sorti du four. Voilà plus de trois jours qu’il n’avait rien mangé. « Tant pis, se dit-il, à quoi bon vivre. Plus rien de bon ne peut m’advenir dans ce monde. » Il entra dans la boulangerie et déroba un magnifique pain de campagne. S’ensuivit une bousculade effrénée. L’homme était tellement affamé qu’il ne songeait même pas à fuir et mordait à pleines dents dans ce pain chaud et croustillant. On essaya de le lui arracher. En vain. Et lorsque la police arriva, il avait tout mangé. Après avoir passé une nuit au poste, une nuit au cours de laquelle, précisons-le, son rêve lui tint compagnie, il fut emmené devant le juge.
Après l’avoir observé pendant un moment, celui-ci lui dit : – Je ne comprends pas. Vous me semblez être un homme éduqué. J’ai suffisamment d’expérience pour faire la différence entre la canaille et les gens honnêtes. Comment avez-vous pu tomber si bas ?

L’HOMME SE SENTAIT LÉGER. HEUREUX DE PARTIR À LA RENCONTRE DE SON RÊVE.

Alors, d’un air infiniment las, l’homme raconta son rêve, il décrivit la demeure au bord du fleuve avec son toit de chaume, entourée d’arbres fruitiers, et sa certitude qu’elle abritait le bonheur, le bonheur parfait auquel tous les êtres humains, qu’ils soient pauvres ou riches, jeunes ou vieux, aspirent. Le juge l’écouta jusqu’au bout, puis après s’être caressé la barbe un moment, songeur, il leva les yeux vers le plafond en murmurant :

– Voilà un récit bien étrange…
Et il répéta :
– Vraiment bien étrange.
Et comme l’homme fronçait les sourcils, il expliqua :
– Figurez-vous, mon ami, que voilà des années que, toutes les nuits, je rêve d’une maison située au sommet d’une colline d’où l’on domine un magnifique paysage de plaines et de forêts. Une maison toute blanche, sur deux étages, avec des volets bleus, et une cheminée en briques rouges plantée sur le toit. Un jardin fleuri l’entoure avec, en son centre, une petite fontaine surmontée d’un angelot en marbre rose. Et dès que j’entre dans cet endroit, le bonheur me submerge, m’engloutit littéralement.
– Mais c’est ma maison que vous décrivez là, Monsieur le juge ! se récria l’homme.
Et il fut pris de vertige.
Le juge secoua la tête avec gravité :
– Vous me voyez soulagé. Vous m’avez évité un bien pénible voyage. J’étais à deux doigts de faire mes bagages. Grâce à vous, je sais que même si j’avais découvert votre maison, je n’y aurais pas trouvé le bonheur, puisque vous l’aviez déjà dérobé. Allez, mon ami. Rentrez donc chez vous. Je vais en faire autant.

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