N° 144 - Été 2024

« La lune n’est pas un ‹ plan B › ! »

Chine, États-Unis, Japon, Inde, Europe… La course à la lune est relancée. Pour y faire quoi ? Les réponses de Stefaan de Mey, « Senior Strategy Officer » de l’exploration robotique et humaine à l’Agence Spatiale Européenne (ESA).

Voilà cinquante ans, l’homme a posé le pied sur la Lune. Aujourd’hui, aux États-Unis et de l’Europe à la Chine, tout le monde paraît pressé de retourner sur notre satellite naturel. Quel est l’intérêt scientifique, politique et économique de cette nouvelle conquête lunaire ?

De manière générale, l’exploration spatiale a pour but de mieux comprendre notre système solaire, d’examiner comment des êtres humains pourraient y séjourner et y travailler. Depuis des années, le processus est que les robots explorent et préparent le terrain, puis des vaisseaux habités y seront envoyés. Les trois destinations concernées sont bien connues : la Station spatiale internationale (ISS), la Lune et Mars. La mission Apollo revêtait essentiellement un but politique : pour Washington comme pour Moscou, il s’agissait d’être le premier à atterrir sur la Lune et à y planter son drapeau. Aujourd’hui, si les considérations politiques ne sont évidemment pas absentes, les objectifs pour l’Europe sont avant tout scientifiques : en surface la Lune représente l’équivalent d’un continent comme l’Afrique ; il n’a été exploré que six fois. Il y a également des ressources identifiées (glace, hydrogène, terres rares) et d’autres inconnues. Sur le plan purement économique, il n’y a pas d’intérêt évident, ou alors à très long terme. L’idée est surtout que la Lune, satellite le plus proche de nous, permettrait d’assurer le ravitaillement en énergie des astronautes, évitant ainsi que l’on doive tout acheminer de la Terre.

Est-ce à dire, comme on l’entend souvent, que la Lune serait une sorte d’étape, de camp de base vers d’autres conquêtes ?

Non, chaque destination spatiale a son intérêt. La Lune permet certes d’apprendre beaucoup de choses et de poser des jalons vers l’exploration de Mars – il faut six mois pour atteindre cette dernière contre trois ou quatre jours pour aller sur la Lune –, mais c’est surtout une véritable « capsule temporelle » : sans atmosphère, sans eau sous forme liquide, sans érosion. Elle peut nous raconter l’histoire du système solaire, nous informer peut-être sur la formation de la vie ! Ce n’est pas un caillou sec et ennuyeux, on le sait maintenant. À son pôle sud, où règnent froid glacial et obscurité, de profonds cratères ont piégé des matériaux et de l’eau. On peut comparer cette zone aux Alpes qui seraient plongées dans la nuit. C’était un endroit à l’évidence inaccessible à la mission Apollo. Au milieu de cette zone sombre, il y a cependant quelques pics qui, eux, bénéficient de la lumière « éternelle » du Soleil et pourraient donc accueillir des panneaux solaires. Mais ils sont peu nombreux.

La lune.
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(DR)
La lune.

Ce qui amène à se poser la question de la propriété de la Lune. Les premiers arrivés occuperont les meilleures places…

L’ONU a créé en 1958 le Comité des utilisations pacifiques de l’espace extra-atmosphérique, qui regroupe plus de cent pays. Il a notamment promu en 1967 le Traité de l’espace, qui établit celui-ci, y compris la Lune et les autres corps célestes, comme un bien commun de l’humanité. Il est cependant assez vague. L’Accord sur les activités des États sur la Lune et les autres corps célestes est quant à lui entré en vigueur en 1984, mais il n’a été signé par aucun des pays disposant des moyens d’explorer l’espace ! D’autres, comme la France, l’ont signé, mais ne l’ont pas ratifié. Les États-Unis ont publié une sorte de charte de comportement dans le cadre du programme Artemis, mais elle n’est pas contraignante. Il serait urgent qu’un vrai traité international soit adopté, à l’image des accords sur l’Arctique, établissant que l’espace et les corps célestes ne peuvent être propriété d’un État, exploités de façon irresponsable, et qu’ils doivent rester à la disposition de la science, dans un usage respectueux. C’est d’autant plus important que la question des ressources lunaires en est encore à ses prémices. On note cependant que certains pays visionnaires, comme – c’est étonnant, mais vrai – le Luxembourg, avancent sur des projets concrets.

La précipitation actuelle vers la Lune est-elle compatible avec le comportement responsable que vous appelez de vos vœux ?

Il faut en effet un cadre légal. Par exemple, l’idée de récupérer de l’eau sur la Lune pour assurer le séjour d’astronautes est séduisante, mais cette eau sous forme de glace comprend sans doute des éléments précieux expliquant l’évolution du système solaire. Ces données non corrompues doivent être préservées et analysées avant toute action irréversible.

Outre ses ressources et les données qu’elle pourra fournir, la Lune a-t-elle encore d’autres attraits pour les scientifiques ?

Bien entendu. Comme vous le savez, la Lune ne nous montre qu’une face et connaît une alternance de quatorze jours de nuit et quatorze jours de lumière diurne. Inutile de dire qu’il faut bien calculer sa date d’arrivée, sous peine de devoir passer plus de deux semaines dans le noir. Au passage, notons que parler de la « face sombre » de la Lune n’a pas de sens : c’est simplement la face cachée (pour les Terriens) ou le verso de la planète. Y accéder signifie accéder à l’observation de l’Univers d’un point de vue entièrement différent. Là encore, il conviendra de ne pas abîmer ces lieux uniques et préservés.

Vous disiez qu’il n’y avait pas d’intérêt commercial immédiat à la conquête de la Lune. Mais alors, comment la financer ?

Il y a bien un intérêt économique dans cet élan vers l’espace, mais il est lié à notre planète. En effet, si auparavant, les agences gouvernementales assumaient la gestion logistique des expéditions, aujourd’hui elles achètent des prestations à des entreprises privées. L’exemple le plus connu est SpaceX. La navette transporte les astronautes vers la station spatiale ; qu’il y ait trois ou vingt places (par exemple pour des touristes de l’espace) n’a pas d’importance aux yeux du client, en l’occurrence la NASA. L’ESA a aussi lancé un appel d’offres pour le transport de marchandises, aller-retour, vers l’ISS. Dès 2028, nous testerons deux des trois partenaires sélectionnés. Par la suite, cela ouvrira la voie à des cargos vers la Lune.

Quels sont les projets actuels de l’ESA ?

En ce moment, l’ESA travaille à un module de propulsion, une sorte de locomotive spatiale, nommée European Service Module, développé en collaboration avec la NASA, mais complètement européen. Ensuite, pour assurer des missions lunaires respectueuses de la durabilité, nous avons imaginé avec nos partenaires américains, canadiens et japonais le Lunar Gateway, une petite station spatiale qui survolera le pôle Nord à environ 3000 kilomètres d’altitude et le pôle Sud à 70’000 kilomètres. Ce « portail lunaire », dont deux modules seront fournis par l’ESA, servira à la fois d’habitation pour les astronautes, qui pourront y conduire des expériences, mais aussi de point d’arrimage pour les vaisseaux arrivant depuis la Terre, ainsi que pour l’atterrisseur lunaire Starship de SpaceX. Il pourra également, à terme, servir de relais pour aller bien plus loin dans l’espace, vers la planète Mars.

Comment répondez-vous à ceux qui estiment que la conquête de l’espace implique des investissements qui pourraient être utilisés pour des problèmes terrestres urgents ?

Je réponds que le coût des expéditions spatiales représente en gros un café par habitant de la Terre et par année, et qu’avec cette somme, il serait difficile de régler les problèmes actuels. En outre, les découvertes dues à la conquête spatiale, y compris celles qui n’étaient pas prévues, ont permis notamment de se rendre compte des dimensions de l’évolution climatique de notre planète. Inutile de souligner l’intérêt d’exécuter des expériences chimiques et médicamenteuses en apesanteur, ou d’étudier les matériaux et sources d’énergie sur une Lune sans oxygène, donc sans gaz carbonique. Enfin, il est important d’étudier pourquoi et comment Mars, qui fait figure de planète sœur de la Terre, a pu passer d’une situation comparable à la nôtre, avec une atmosphère quasi normale, à un statut de lieu hostile et invivable. Directement ou indirectement, l’exploration spatiale sert l’humanité et pas un euro n’est gaspillé !

Pensez-vous, comme d’aucuns l’imaginent volontiers, que dans quelques décennies l’on vivra sur la Lune ou sur Mars ?

Absolument pas ! Ces deux planètes ne sont pas des « plans B » pour la Terre. Ce sont des destinations pour scientifiques et il est illusoire d’imaginer que la Lune, par exemple, avec sa poussière dangereuse et ses radiations, sans atmosphère, puisse remplacer à long ou à moyen terme notre environnement natal. Mars serait encore pire ! Nos Lunar Gateway, d’ailleurs, sont prévus pour une occupation de quelques semaines par année. Il en est de même pour tout séjour de chercheurs sur la Lune. En réalité, si l’on estime que les conditions de vie sur Terre sont menacées, l’urgence serait de tout faire pour les protéger, car aucune planète ne deviendra une colonie de peuplement !

Le futur lanceur Artemis de la NASA.
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(NASA)
Le futur lanceur Artemis de la NASA.

LA RECONQUÊTE SE PRÉPARE

Les probables richesses minérales et aquatiques de la Lune attirent les puissances spatiales. La sonde russe Luna-25 s’est perdue en route, d’autres arrivent d’Inde ou du Japon. Les lancements de SpaceX et d’Ariane se multiplient. Américains et Chinois, avec leurs programmes respectifs Artemis et ILRS (International Lunar Research Station), recréent l’ambiance des années 60. La NASA, liée aux agences spatiales de nombreux pays, affronte désormais les Chinois, soutenus essentiellement par les Russes. Il semble probable qu’on (re)marche sur la Lune d’ici à 2026, voir 2030. Mais d’autres missions spatiales sont en cours. Japonais, Allemands et Français visent Phobos, satellite de Mars. La sonde européenne Juice poursuit sa route vers Jupiter, tandis qu’Europa Clipper est prévue pour explorer Europe, lune glacée en orbite autour de la planète gazeuse qui abriterait un océan. La mission européenne Héra se lancera, elle, à l’assaut d’un astéroïde, Dimorphos. Enfin, la NASA a annoncé une mission vers Titan, lune de Saturne, où il pleut du méthane.

La mission chinoise Chang’e 6 doit ramener cette année deux kilos de roche prélevés sur la face cachée de la Lune, vers le pôle Sud, la zone la plus prisée pour les missions en cours. La firme japonaise iSpace espère réussir l’alunissage de sa sonde Hakuto-R 2, qui emporte un mini-rover. À la fin de l’année, Artemis II devrait réaliser la première mission habitée américaine depuis 1972, même si aucun astronaute ne posera pour l’instant le pied sur notre satellite.

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