N° 119 - Printemps 2016

Mon histoire avec le livre

C’était un matin de grisaille fait d’adieu et de déchirement. Même les montagnes, qui me fascinaient naguère, ne m’inspiraient qu’une tristesse infinie. En ce jour naissant aux forceps de septembre 1964, tandis que la Peugeot de mon père me ravissait à ma famille, je ne pouvais que regarder ma jeune vie se diluer dans la brume du lointain. J’avais 9 ans, et le pressentiment diffus qu’une page de mon histoire me livrait à un autre chapitre où les joies d’hier ne seraient qu’un vague souvenir. A cet âge sans repères probants, j’ignorais ce qu’il allait advenir de moi. Mon père n’avait donné aucune explication à ma mère. Et ma mère, qui ne discutait pas les décisions de son époux, s’était contentée de m’embrasser avant de me laisser monter dans la voiture. Pour elle, son fils lui serait rendu le soir, comme d’habitude. Elle se trompait. Elle ne reverra son garçon que trois mois plus tard. Lorsqu’il se présentera à elle, sanglé dans un uniforme cendré, des boutons dorés sur la vareuse et le béret rabattu sur la tempe, elle lèvera les mains au ciel en criant : « Mais qu’a-t-on fait de mon enfant ? » « Un cadet de la Révolution, lui lancera mon père avec fierté. Ton fils est confié à la meilleure école du pays qui fera de lui un officier brave et fort. » Mais en ce matin glaçant de septembre 1964, perclus dans mon costume acheté la veille dans un magasin chic de la rue d’Arzew, à Oran, j’étais incapable de mesurer l’étendue de mon infortune. Dans quelques jours, on me confisquera mon enfance et on me traitera en adulte, en soldat. Pourtant, pendant que le ronronnement de la Peugeot berçait mes angoisses, je n’avais qu’un seul regret : je n’avais pas eu le temps d’emporter mes bandes dessinées !

Pour elle, son fils lui serait rendu le soir, comme d’habitude. Elle se trompait.

Je suis né pour lire et écrire. Depuis ma plus tendre enfance, j’avais l’impression d’être mutilé si un livre ou un illustré me faussait compagnie. J’avais besoin d’interroger un dessin orné d’une bulle, une gravure racontée par un texte. C’était mon univers à moi. J’ai toujours été un garçon solitaire, constamment tapi dans un coin, un livre ouvert sur les genoux. Le monde qui m’entourait ne suffisait pas à mes évasions. J’étais plus à l’aise avec un personnage de fiction qu’avec un parent attentionné. Il m’était impossible de trouver le sommeil sans un livre en guise d’oreiller. Peut-être était-ce à cause de ma mère qui avait immanquablement un conte à me raconter avant le baiser de « bonne nuit ». Mes rêves, en réalité, n’étaient que le prolongement de mes lectures. Il me semblait que mon sommeil serait un affreux trou noir si je ne fermais pas les yeux sur un personnage de légende ou une fable.

Arrivé à l’école des Cadets, en ce matin de septembre 1964, je découvris un monde où même la lumière du jour redoutait de s’attarder. La caserne était une forteresse médiévale, avec des murailles trop hautes pour laisser une place aux horizons et des bâtiments repoussants de laideur, hantée de soldats débraillés. Ce n’était pas un endroit pour gambader, encore moins pour s’isoler. Comment être seul au milieu de ces centaines de gamins en train de se morfondre au pied des remparts, la mine marrie, le regard blessé – des centaines d’orphelins de la guerre de Libération attendant un coup de sifflet pour le rassemblement ? Je voulus demander à mon père pourquoi il me déportait si loin de son bonheur, lui qui était tellement heureux de me retrouver chaque soir après son travail ; mais mon père était déjà parti, me livrant en vrac à des caporaux dont le moindre grognement tonnait comme des cris de sommation.

Lorsque je levais les yeux sur les murailles qui m’encamisolaient, je ne voyais que le ciel blafard où aucune étoile ne veillerait sur moi. Ma mère me manquait. Je languissais de mes frères et sœurs, de mon quartier à Choupot, de mon épicier et du terrain vague où j’allais parfois voir des mioches se ratatiner le tibia dans des matchs de foot aussi fracassants que des batailles rangées. J’étais étranger à moi-même, et l’absence de mon père ajoutait à mes peines une sorte d’agonie. Quelque chose était en train de mourir en moi.

Et ce fut le livre qui vint à mon secours. Il y avait une bibliothèque derrière les dortoirs, une vaste chambrée aux étagères encombrées de bouquins poussiéreux. Chaque jour, je m’y rendais pour acquérir un ouvrage. Si fréquemment que le commandant de l’école se demanda si je lisais vraiment ou bien si je souffrais d’une bizarrerie pathologique. J’avais tout le temps un livre sur moi. Le livre était mon sésame qui faisait coulisser les remparts de la forteresse afin que j’échappe aux bruits des godasses et aux hurlements du sergent. J’étais moins malheureux sur une île mystérieuse aux côtés de Robin Crusoé et de Vendredi ou bien à parcourir les océans à la recherche de Moby Dick. Je découvrais alors qu’il existait, par-delà les murailles de mon école-prison, des contrées où il faisait bon vivre, des êtres fabuleux capables de terrasser les ogres et des filles jolies comme un songe d’été. Lorsque les caporaux m’intimaient l’ordre de fermer mon livre, et avec lui la fenêtre ouverte sur mes plaisirs, je voyais derrière leur dos les écrivains me faire non de la tête en m’invitant à les suivre dans leurs paradis. On pouvait tout me prendre, tout m’interdire, il suffisait qu’on laisse traîner un seul livre près de moi pour que je pardonne tout. Ma vie durant, j’ai cherché mon bonheur dans la générosité des romanciers. Aujourd’hui encore, je n’ai qu’à entrer dans une librairie pour semer mes colères et mes doutes. Si je suis devenu écrivain à mon tour, c’est pour rendre grâce aux écrivains qui m’ont réparé fibre par fibre et tenter de proposer aux lecteurs une part de ma foi dans ce qui nous fait chaud au cœur et à l’esprit. Ainsi est mon histoire avec le livre : c’est l’histoire d’un partage, l’histoire d’un amour vieux comme le monde, l’amour du rêve, et aucune vie ne saurait être précieuse si on ne savait pas rêver.

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