Professeur Roger Francillon. « A mon sens, la notion de littérature repose sur trois facteurs déterminants : une langue, un territoire, un champ institutionnel. »
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Professeur Roger Francillon. « A mon sens, la notion de littérature repose sur trois facteurs déterminants : une langue, un territoire, un champ institutionnel. » © Pedro Neto
N° 120 - Été 2016

« Vous avez dit littérature romande ? »

Au moment où paraît en un volume de 1726 pages une nouvelle version de l’Histoire de la littérature en Suisse romande (Ed. Zoé, 2015), il peut paraître curieux de se poser la question d’une existence de la littérature romande qui aurait sa spécificité dans le cadre des lettres francophones. A mon sens, la notion de littérature repose sur trois facteurs déterminants : une langue, un territoire, un champ institutionnel.

Le français en Suisse romande

Dans le cas de la Suisse romande, alors que nos patois, à l’exception de l’actuel canton du Jura, étaient franco-provençaux donc de langue d’oc, une variété de français de langue d’oïl s’est implantée dans nos régions dès le XIIIe siècle. Othon de Grandson, notre grand poète du XIVe, écrit en français. Mais c’est la Réforme qui a permis à la langue française de s’imposer dans les élites et peu à peu dans le peuple.

Toutefois dès le XVIIe siècle, les écrivains de Suisse romande refusent le purisme de l’Académie française. En 1712, l’historien vaudois Abraham Ruchat écrit dans Les délices de la Suisse : « Comme les Suisses ne sont pas assujettis à la monarchie française, ils ne jugent pas nécessaire non plus de subir le joug de l’Académie française. Pouvu que leur langage n’ait rien de barbare et qu’ils puissent se faire entendre, cela leur suffit. » Et nous retrouvons en 1761, en plein siècle des Lumières, la même réflexion sous la plume de Jean-Jacques Rousseau qui, dans La Nouvelle Héloïse, ce premier roman romand, refuse de corriger les fautes de langue de ses personnages. « Et avec tout cela, qu’aura-t-on gagné à faire parler un Suisse comme un Académicien ? »

Au XXe siècle, le cas Ramuz a suscité en France une violente polémique : alors que le poète vaudois voulait « se servir d’une langue-geste qui continuât à être celle dont on se servait autour de lui », le critique Auguste Bailly s’insurge contre les audaces linguistiques de l’auteur de Passage du poète : « Que M. Ramuz soit le plus noble des idéalistes, j’y souscris… Écrivain français, s’il veut l’être qu’il apprenne notre langue… ! »

Aujourd’hui, le français parlé en Suisse romande est un français standard qui se distingue de celui de France par quelques helvétismes ou la survivance de termes dialectaux
et de tournures de phrases dues au franco-provençal.

Le territoire : l’espace romand

En ce qui concerne le territoire, la Suisse romande est un concept contesté. Naguère, le journaliste Alain Pichard a intitulé un ouvrage consacré à cette région : La Romandie n’existe pas, insistant sur le caractère particulier de chaque canton. En réalité, vue de l’extérieur, de Bâle ou de Zurich, la Suisse romande (le Welschland) existe en tant que telle. Même si les cantons romands actuels sont entrés dans la Confédération tardivement au début du XIXe, à l’exception de Fribourg alors germanophone entré en 1481, la notion de Suisse romande apparaît déjà en 1712 sous la plume de Ruchat. Pour cet historien vaudois, le Pays de Vaud conquis par les Bernois en 1536, la République de Genève, la Principauté de Neuchâtel (avec en 1712 le roi de Prusse comme seigneur), l’Evêché de Bâle, le Valais, font partie du corps helvétique.

Il faut à ce propos rappeler que ce qui constitue aujourd’hui l’espace romand n’a jamais été dans la mouvance française depuis le Traité de Verdun de 843. Cette séparation d’avec le royaume de France a été encore plus forte à partir de la Réforme : dès 1530, Neuchâtel a été convertie par Farel, de même que le sud de l’Evêché de Bâle ; le Pays de Vaud a lui aussi passé de force au protestantisme : la fondation en 1537 de l’Académie de Lausanne est une date capitale dans l’histoire culturelle de la Suisse française. Calvin, installé à Genève, y traduit en français son Institution de la religion chrétienne, donnant un éclat nouveau à la prose française, créant aussi une Académie qui dès 1559 prend la relève de celle de Lausanne.

Histoire de la littérature en Suisse romande. Nouvelle édition publiée sous la direction de Roger Francillon, Editions Zoé.
Histoire de la littérature en Suisse romande. Nouvelle édition publiée sous la direction de Roger Francillon, Editions Zoé.

Ainsi donc, à partir du XVe siècle, se constitue dans ce qui deviendra la Suisse romande un bastion francophone protes-tant dont le rayonnement international sera inversement pro-portionnel à sa superficie. Face à ce bastion, Fribourg, dont le gouvernement est germanophone, reste la citadelle du catholicisme. En fait, si cette Suisse romande existe, c’est grâce à la politique menée par le puissant Etat de Berne. C’est par la religion que Berne a soumis cette région, se gardant bien d’imposer la langue allemande et au contraire envoyant les enfants de son élite étudier le français dans la nouvelle Académie de Lausanne.

Un champ culturel autonome

Jusqu’au XIXe siècle, il n’existe pas en Suisse romande un champ culturel autonome : nos grands écrivains – Rousseau, Constant, Madame de Staël – sont assimilés à la littérature française. Au moment de la publication (1996) du premier volume de l’Histoire de la littérature en Suisse romande qui couvrait la période du Moyen Age à 1815, le critique du Monde a pu écrire : « Cette littérature, non pas francophone, mais bel et bien française, quoique produite en Suisse. »

Tout au long du XIXe siècle, on assiste en Suisse romande à la création d’un champ littéraire propre, qui veut se distinguer du champ français dominant. Pour Amiel, l’auteur genevois du célèbre journal, il faut exprimer l’âme romande, en faisant la synthèse entre l’esprit genevois masculin et la sensibilité du canton de Vaud, « efféminé, un peu jeune, insouciant qui réclame l’aiguillon ». Cette affirmation d’une spécificité romande se construit contre l’impérialisme français : Eugène Rambert, considéré alors comme le plus grand écrivain vaudois, écrit en 1870 : « J’ai assisté aujourd’hui à la landsgemeinde de Glaris… J’aurais voulu que la France entière fût là. Elle y aurait appris ce que c’est qu’un peuple qui discute librement, qui se divise en majorité et en minorité, sans que la minorité, si forte soit-elle, se permette l’ombre d’un murmure, et qui de génération en génération entretient et enrichit l’héritage sacré des traditions nationales. »

Ainsi, à la fin du XIXe siècle, il existe une littérature romande indépendante de Paris ; en témoigne la parution quasi simultanée de deux histoires littéraires, celle de Virgile Rossel et celle de Philippe Godet (1890). Ce dernier fustige les écrivains romands qui trahissent leurs racines en imitant les modes parisiennes : « Mais que vous sert de prendre une peine pareille ?
Sous votre peau d’emprunt perce le bout d’oreille,
Et le Parisien, quand vous aurez passé,
Dira : ‹ Ce n’est qu’un Suisse assez mal désuissé ! ›
Pour devenir quelqu’un il faut rester soi-même… »

Au XXe siècle, ce champ littéraire autonome devient de plus en plus intense et dynamique, s’étendant à l’ensemble de la Suisse romande, y compris aux régions catholiques en retard au siècle précédent : songeons entre autres aux Cahiers vaudois sous l’égide de Ramuz, à la Revue de Genève de Robert de Traz, aux Cahiers du Rhône d’Albert Béguin ou aux Portes de France à Porrentruy. C’est précisément pendant la Seconde Guerre mondiale que les éditeurs suisses prennent la relève de leurs collègues français et publient les premiers grands textes de la Résistance.

Dans la deuxième moitié du XXe siècle, de nouvelles maisons d’édition littéraire – Bertil Galland, L’Age d’Homme, L’Aire et Zoé – prennent la relève de la Guilde du Livre et de Rencontre et, en ce début du XXIe siècle, on assiste à une multiplication de petits éditeurs, témoignant ainsi de la vitalité de la création littéraire dans notre pays. Notons toutefois que les grands auteurs romands contemporains Ramuz, Cingria, Pourtalès, Cendrars, Jaccottet ou Chessex ont été édités et consacrés à Paris. Notre métropole culturelle, centralisatrice comme le sont les institutions de l’Hexagone, a souvent mis du temps à reconnaître la valeur de Gustave Roud, d’Alice Rivaz, de Corinna Bille ou de Maurice Chappaz. Depuis les dernières années du XXe siècle, la littérature romande a pris sa place dans l’ensemble des littératures francophones et c’est à ce titre qu’elle est étudiée dans le monde entier.

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