N° 130 - Automne 2019

Les apparences

Imaginez, écrivait Platon, des hommes dans une caverne. Ils sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou enchaînés, de sorte qu’ils ne peuvent bouger ni tourner la tête. Ils ont toujours vécu ainsi. De ce qui se passe au-delà de l’entrée, ils n’ont jamais perçu que des ombres projetées et des bruits renvoyés par le mur situé au fond. Pour ces gens, la réalité, ou plus exactement leur conscience de la réalité, se réduit à cela.

Un jour, l’un des enchaînés de la caverne est arraché à sa captivité et conduit à l’extérieur. Là, il découvre le monde tel qu’il est réellement. D’abord aveuglé par le soleil, agressé même, il sera peu à peu heureux de cette connaissance et ne voudra pas retomber en esclavage. Si par amour pour ses semblables, il retourne quand même dans la caverne, il n’y distinguera d’abord que peu de chose, ses yeux s’étant habitués à la lumière. Et lorsqu’il tentera d’expliquer à ses anciens compagnons l’erreur qu’ils commettent à prendre pour réalité ce qui n’est qu’illusion, il se fera traiter de fou, et pour cause : non seulement ses compagnons ne se sentent pas prisonniers de la caverne, mais ils sont convaincus de détenir la vérité.

Au fond, n’est-ce pas l’attitude adoptée par la plus grande majorité des habitants de cette grande caverne qui a pour nom la Terre ? Pourtant les choses ne sont pas toujours ce qu’elles paraissent être.

Il me souvient de cette scène qui m’a été rapportée par un vieil ami, philosophe à ses heures.

Il avait été convié à un dîner et la soirée se déroulait en toute convivialité. On parlait de choses et d’autres, de météo comme à l’accoutumée et de politique évidemment. Et voilà qu’à un moment donné, l’un des messieurs présents s’est penché vers son épouse et lui a demandé gentiment de bien vouloir lui passer la carafe d’eau. Et là, ô stupeur ! la femme a saisi la carafe, balancé le contenu au visage de son mari, s’est levée et a quitté la pièce. On imagine les regards réprobateurs et outrés de l’assemblée.

Selon mon ami, une fois le mari parti, les langues se sont déliées et chacun y fut de sa critique. À l’unanimité, tous ont jugé inqualifiable le comportement de la dame. Il était inexcusable. Et la maîtresse de maison d’affirmer qu’elle ne l’inviterait plus jamais.

C’est alors que mon ami a suggéré : « Et si nous avions le pouvoir de rembobiner le film ? » a-t-il lancé soudain. Et devant l’étonnement général, il a déclaré : « Les choses ne sont pas toujours ce qu’elles paraissent être. »

Et de poursuivre :

– Permettez-moi de vous livrer ce petit conte. Il était une fois deux anges chargés par Dieu d’accomplir une mystérieuse mission sur Terre. Obligés d’adopter une apparence humaine, ils ne tardèrent pas à être victimes de leur nouveau physique. Ils ont connu la soif, la faim, la fatigue et le froid, car nous étions en plein hiver.

Un soir, avisant une maison en rase campagne, ils frappèrent à la porte et demandèrent aux occupants de bien vouloir leur accorder l’hospitalité pour la nuit et un peu de nourriture. De toute évidence, il s’agissait d’une demeure cossue et d’une famille plus qu’aisée. Or, l’accueil réservé aux envoyés célestes fut des plus exécrables. On leur donna un quignon de pain, un peu d’eau et, au lieu de les loger dans l’une des chambres, on les relégua dans un sous-sol froid et humide.

Le plus jeune des anges pesta et critiqua vertement l’attitude de leurs hôtes. Le plus âgé se garda de tout commentaire.

Alors qu’ils étaient allongés sur le sol, ce dernier nota une grande fissure dans l’un des murs. Il se leva, posa la paume sur la fissure et… miracle, celle-ci disparut.

– Pourquoi fais-tu cela ? s’insurgea son compagnon. Ne vois-tu pas comment se comportent ces gens à notre égard ? Ils ne méritent pas ta générosité.

– Allons, répliqua l’autre en souriant. Garde-toi de porter un jugement trop hâtif. Les choses ne sont pas toujours ce qu’elles paraissent.

Le lendemain dès l’aube, ils reprirent la route, marchèrent toute la journée et, la nuit venue, ils se présentèrent à la porte d’une autre maison, une vieille ferme délabrée et sollicitèrent l’hospitalité. Cette fois, le couple qui occupait les lieux les accueillit avec chaleur, partagea le maigre repas qu’il venait de préparer et insista pour qu’ils dorment dans leur chambre, tandis que la femme et l’homme passeraient la nuit dans la grange.

Au petit matin, alors que le soleil commençait à poindre, les anges furent réveillés par des cris de détresse. Le plus jeune des anges se précipita à l’extérieur et trouva le fermier et sa femme en larmes. Leur unique vache gisait morte sur le sol.

Furieux, l’ange retourna vers son compagnon et laissa éclater sa colère :

– Comment as-tu pu laisser faire pareille chose ? Ceux qui nous ont reçus la nuit précédente ne manquaient de rien, ils nous ont traités comme des parias et toi tu as réparé leur mur. Alors que ces pauvres fermiers nous ont donné le peu qu’ils avaient, et tu as laissé mourir leur seule bête. C’est injuste ! Inique !

En guise de réponse, l’ange le plus âgé esquissa un sourire et répondit d’une voix tranquille : « Les choses ne sont pas toujours comme elles paraissent. »

– Veux-tu m’expliquer ? Je ne comprends pas !
– Tu ne comprends pas parce que tu crois à une vérité apparente. Or, elle est illusion. Sais-tu ce qu’il y avait derrière le pan fissuré ?

Le jeune ange secoua la tête.

– Des milliers de pièces d’or. Si personne n’avait réparé ce mur, tôt ou tard, il aurait fini par s’écrouler et ce couple avaricieux et au cœur sec aurait bénéficié d’un véritable trésor. L’idée m’était insupportable.
– Et cette nuit ?
– Cette nuit, pendant que tu dormais à poings fermés, l’ange de la mort est entré dans la maison. Je l’ai apostrophé et lui ai demandé qui il venait chercher. « La femme », m’a-t-il répondu.

Je me suis opposé. Il m’a rétorqué qu’il n’avait pas le choix, qu’il était obligé de prendre une vie, que telle était sa mission. Je lui ai donc proposé d’emporter la vache en échange de la vieille femme. Il a accepté.

Et l’ange de conclure : « Les choses ne sont pas toujours ce qu’elles paraissent. »

Il en était ainsi de ce fameux dîner, m’a expliqué mon ami.

À FORCE DE CÔTOYER UN MONDE D’IMAGES, NOUS NE VOYONS QUE DES OMBRES PORTÉES.

Gilbert Sinoué, écrivain

Pour comprendre la réaction de la femme, il aurait fallu chercher à savoir ce qu’il y avait « derrière le pan fissuré ». Et pour ce faire, il eut été essentiel d’apprendre ce qui s’était passé avant l’arrivée du couple à cette soirée. On aurait alors découvert une vérité bien différente de celle qu’on imaginait : une vingtaine de minutes plus tôt, le mari avait fait part de sa décision de divorcer pour aller vivre avec la meilleure amie de son épouse. Du coup, l’attitude de cette femme devient compréhensible. Sa colère, une évidence. Nous n’étions plus devant quelqu’un d’impoli, mais un être profondément blessé et en souffrance.

Nous pourrions comparer les participants à cette soirée aux prisonniers de la caverne de Platon, empressés de porter un jugement hâtif, fondé sur des préjugés, sur l’habitude. Ainsi nous faudrait-il peut-être observer différemment le monde ; ce qui suppose – et ce n’est pas simple – une conversion de notre regard. Dans notre caverne, le faux-semblant règne en maître. Plus nous nous accoutumons à nos modes de pensée, et moins il y a de place pour de nouvelles façons d’être. Au fil du temps, le « connu » devient notre allié tandis que l’incertain est perçu comme l’ennemi. À force de côtoyer un monde d’images, nous ne voyons que des ombres portées. Or, la réalité relève souvent d’un monde autre que le monde visible. À se demander finalement si la sagesse suprême ne consisterait pas à apprendre… à désapprendre.

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