N° 121 - Automne 2016

Vieillir est le seul moyen de ne pas mourir jeune

De pouvoir se dire en fin de vie qu’on a bien vécu n’est pas une consolation. Au contraire. Car bien qu’on manque de témoignages, on sait avec une quasi-certitude qu’on sera moins confortablement installé sous terre qu’au-dessus. Plus question de résidence secondaire. Une dernière demeure et une seule. Les plus nantis doivent passer de palais aux multiples pièces à deux mètres carrés et pas davantage. A l’exception de Napoléon non seulement maintenu en hauteur mais disposant aux Invalides d’autant d’espace qu’il en occupait aux Tuileries. Pour le commun des mortels, plus de jardin soigneusement entretenu mais quelques herbes auxquelles ils servent d’engrais. La décoration est minimale et ne cherche pas l’originalité puisqu’on n’a le choix qu’entre des symboles religieux et pas de symbole du tout. Parfois une statuette. Mais c’est sans doute sur le plan de la vue qu’on perd le plus. Des tombes, rien que des tombes puis un mur, enfin une grille au-delà de laquelle la vie continue. L’un des principaux changements réside dans la promiscuité. Certes, les nouveaux voisins sont beaucoup moins bruyants que les anciens et l’on n’est plus importuné par les mésententes conjugales que si une veuve vient faire une ultime scène de ménage à son défunt. Sur la petite allée d’un cimetière, on recense beaucoup plus de locataires que dans les barres qu’on a détruites à grands frais après s’être ruinés pour les construire. On est entouré par des gens qu’on ne connaissait pas et qu’on ne peut espérer connaître. Des gens qui sont là depuis un siècle ou deux. Des gens qui arrivent tous les jours. On ne saurait pousser plus loin la comparaison architecturale sans remarquer l’absence totale d’ascenseur remplacé par des poulies, généralement grinçantes. Le plus surprenant dans l’habitat post mortem est qu’on le choisit parfois au hasard, la plupart du temps sans exigence particulière. Au risque de devoir s’en mordre les doigts qu’on n’a plus. Je me souviens d’un vieux copain qui s’est retrouvé à quelques mètres de la sépulture d’Edith Piaf. Un enfer. Chaque jour, des dizaines de fans, plus ou moins avinés, pique-niquaient sur les tombes voisines dont celle de mon copain qui était, de son vivant et sans que cela lui ait valu de jouer les prolongations, un modèle de sobriété.

IL PEUT RACONTER IMPUNÉMENT LES MÊMES HISTOIRES À DES INTERLOCUTEURS QUI NE L’ÉCOUTENT PLUS.

Heureusement qu’avant la mort, il y a la vie. La vie a pour principal agrément de donner tout le temps de penser à la mort. Soit comme à un phénomène indispensable à la rotation des cadres supérieurs soit comme à un déni à l’abolitionnisme puisque le châtiment suprême y est appliqué, sans attendre le Jugement dernier, à des créatures n’ayant commis d’autre crime que celui d’être nées. Il existe plusieurs façons de s’habituer peu à peu au grand passage inéluctable. Je pense à Sarah Bernhardt dormant chaque soir dans un cercueil dont elle avait tapissé l’intérieur de ses plus belles lettres d’amour. Jeune homme et broyant du noir, j’avais mes habitudes dans un petit cabaret montmartrois où des maîtres d’hôtel habillés en croque-morts faisaient couler la bière dans des crânes humains. On en ressortait joyeux et rasséréné, persuadé d’avoir échappé au pire et convaincu de vivre encore très longtemps.

Plus d’enterrements que de baptêmes

Chaque décennie d’ancienneté terrestre modifie les rapports avec la Grande Faucheuse. Jusqu’à 50 ans, elle ne concerne que les autres. A 60, elle frappe des infortunés qui se réjouissaient d’avoir droit à des lustres de chaise longue et qu’on découvre sur leur lit de mort, allongés à perpète et pas ravis du tout. A 70, on assiste à plus d’enterrements que de baptêmes. A 80, on s’enquiert, avant d’aller voir son médecin référent, du mal auquel ont succombé ses amis d’enfance. A 90, on est un miraculé dont on ne parle jamais sans citer son âge. A tous ceux-là qui se désespèrent de courir moins vite qu’à 20 ans, je voudrais dire combien la vieillesse est un état privilégié. On peut cesser de travailler sans se faire traiter de paresseux. On n’est plus suspecté d’homosexualité quand on oublie de draguer les jolies femmes. Des jeunes vous cèdent une place assise en vous assurant, le cas échéant, que leur grand-père vous appréciait beaucoup. Des dames que vous ne connaissez pas, mais dont la poitrine tressaute généreusement sur le reliquat de votre masse musculaire, se disputent la mission de guider vos pas hésitants. On vous fait raconter le passé comme si vous aviez fréquenté Cléopâtre et Louis XIV. Si la vacuité de votre regard laisse deviner une baisse de la vision, les gens que vous ne reconnaissiez pas toujours quand vos yeux affichaient 10/10e ont la prévenance de se nommer. Si vous choisissez de vieux amis souffrant de pathologies différentes de celles que vous soignez, vous disposez d’un panorama médical complet des troisième et quatrième âges.

Bien sûr, vous voyagez moins ; la descente des escaliers est votre seul sport ; l’amour est de plus en plus pour vous un sentiment ou un fleuve plutôt qu’un exercice. Mais il vous reste les ultimes plaisirs de la conversation et de la table. C’est enfoncer la porte ouverte des instituts de gériatrie que d’affirmer que le vieillard (encore en possession de tous ses moyens) n’est jamais meilleur que dans l’oral. Souvent doué d’une mémoire peu sélective lui permettant de se souvenir, comme si elles s’étaient déroulées la veille, de rencontres sans intérêt datant d’un demi-siècle, il peut raconter impunément les mêmes histoires à des interlocuteurs qui ne l’écoutent plus. Le vieillard bénéficie d’un respect que l’on n’accorde plus – sauf en cas de légitimisme attardé – au chef de l’Etat, aux ministres, aux académiciens et aux adjudants-chefs de gendarmerie. Tout en estimant in petto qu’il s’accroche démesurément, ses héritiers le bichonnent en assimilant sa longévité à un bien de famille dont ils entreront en possession plus tard.

Aucun démenti à craindre

Le vieux peut se prévaloir d’avoir eu dans sa jeunesse les amitiés les plus prestigieuses et accompli des exploits surhumains, personne n’est plus là pour le démentir. Le vieux peut évoquer des voyages qu’il n’a pas entrepris, des amours qu’il n’a pas connues. Le vieux est souvent entouré de vieilles copines qui le regardent d’un œil humidifié moitié par l’émotion moitié par la conjonctivite. Le vieux parle volontiers de politique mais parfois avec plusieurs présidents de retard. Le vieux déteste la téléréalité qu’il n’a jamais vue, la cuisine japonaise qu’il s’est bien gardé de goûter, les romans de Marc Levy qu’il s’est abstenu de lire. Le vieux qui évoque Coluche et cite Desproges pour faire jeune se demande quelles menaces font dresser sur sa tête les cheveux de Kev Adams.

À PARTIR D’UN CERTAIN ÂGE, ON N’A PLUS D’ÂGE.

Le vieux pas très catho préférerait des nouveaux antibiotiques aux derniers sacrements. Le vieux dénie à Hollande le droit de s’occuper de sa fin de vie après avoir si mal assuré ses fins de mois. Le vieux plaisante volontiers. A chaque naissance, il dit : « Il entre dans la vie comme un vieillard en sort. » Le vieux auquel il a été donné de se trouver à cheval sur deux siècles caracole plus aisément vers l’avenir. Mais à partir d’un certain âge, le vieux n’a plus d’âge seulement, dans le meilleur des cas, une ancienneté ayant détérioré ses organes sans trop malmener son intelligence. Pour ne pas faire figure de vieux con, il se contraint à ne pas remarquer que ce qu’on faisait hier était mieux que ce qu’on fait aujourd’hui. Il se borne à noter que tout est différent, salue au passage les nouvelles technologies qu’il est incapable de maîtriser, applaudit à une accélération des mœurs dont il est trop délabré pour profiter et passe par profits et pertes le terrorisme, les violences, les crashs et les naufrages qui, par définition, l’ont épargné. Le seul problème du vieux qui parle la même langue que ses petits-enfants et attend avec impatience que les Terriens se posent sur Mars, réside dans l’habillement. Un problème insoluble. Qu’il tourne vers la nuque la visière de sa caquette ou qu’il exhume les trois-pièces qu’il portait alors qu’il n’habitait encore qu’un studio, il n’évite pas le ridicule. Ainsi qu’une question lancinante demeurée sans réponse pour n’avoir jamais osé la formuler : comment le vêtira-t-on pour la dernière fois avant de l’expédier vers l’éternité ?

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