N° 137 - Printemps 2022

Les mots sans les choses

Le 2 décembre 2021 disparaissait Lawrence Weiner, figure emblématique de l’art conceptuel des années 60, pour qui l'idée de l'œuvre était plus important que sa réalisation.

Comme chez les Mohicans, il était sans doute le dernier. Le 2 décembre 2021, Lawrence Weiner s’éteignait à New York, et avec lui le feu de l’art conceptuel dont il était l’un des plus éminents représentants. L’un des plus reconnaissables aussi, avec sa barbe fournie de patriarche biker, et des plus visibles avec ses œuvres, très efficaces et très visuelles, ayant voyagé partout à travers le monde. Un paradoxe pour un artiste qui a passé sa vie à théoriser l’effacement de l’objet d’art et dont il ne reste plus guère aujourd’hui que Joseph Kosuth pour nourrir cette flamme minimaliste née au milieu des années 60.

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(Courtesy of the Artist and The Moved Pictures Archive. Photo: María Sprowls)
Lawrence Weiner en 2017.

ART, MODE D’EMPLOI

Saturés par l’art d’une époque qui vogue sur la vague pop, des groupes d’artistes se définissent. Il y a les minimalistes, les conceptuels, et ceux qui pratiquent un peu des deux, la frontière entre eux se révélant parfois ténue. Les premiers réduisent les formes à l’épure, les seconds, encore plus radicaux, décident que même simplifiée au strict minimum, la forme, c’est encore trop. « Le monde est rempli d’objets plus ou moins intéressants ; je n’ai pas envie d’en ajouter. Je préfère simplement constater l’existence des choses en termes de temps et/ou de lieux », écrivait en 1969 Douglas Huebler artiste conceptuel qui va exprimer par la photographie cet abandon. Ses œuvres se limitent à des instructions traduites en images, comme lorsqu’il déclenche son appareil à chaque fois qu’il entend un cri d’oiseau dans Central Park. La même année, Sol Lewitt exprime cette idée que l’œuvre est plus importante que sa réalisation. Au cours de sa carrière, l’artiste va ainsi produire 1270 Wall Drawings, des dessins géométriques muraux tracés au crayon, dont les marches à suivre se résument souvent ainsi : « Dix mille lignes d’environ 10 pouces (25 cm) de long, couvrant le mur uniformément. »

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(Little Steidl)
Lawrence Weiner a beaucoup utilisé le format du livre d’artiste dans son œuvre. Comme cette édition de « Something To Put Something On », publiée en 2008 par Little Steidl.

Artiste autodidacte, Lawrence Weiner tient la peinture en horreur. Les galeries de New York exposent Andy Warhol, Roy Lichtenstein et Robert Rauschenberg. Trop de couleur, trop de glamour, trop de bling et pas assez de concept. L’artiste projette de dynamiter l’art en train de se faire, littéralement, en faisant exploser des charges de TNT dans le parc national de Mill Valley près de San Francisco. Les cratères creusés seront sa première exposition dont on imagine le nombre de visiteurs restreint. Vu, pas vu… cela n’a aucune importance.

Weiner a, en cela, développé des « énoncés », ce qu’il appelle des Statements, formules lapidaires qui tirent davantage du côté de l’aphorisme que du mode d’emploi technique. « 1 – l’artiste peut construire la pièce ; 2 – la pièce peut être réalisée par quelqu’un d’autre ; 3 – la pièce n’a pas besoin d’être construite », reste comme le plus célèbre de ces préceptes qui valident toutes les situations artistiques possibles, qu’elles soient autographes, déléguées à d’autres ou simplement décrites. De la même manière, ses peintures Removals laissent aux acheteurs le soin de choisir la couleur, la taille et les dimensions de la toile qu’ils veulent accrocher. Leur succès commercial sera relatif.

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(Kunsthalle Bern)
Lawrence Weiner en 1968 enlevant un rectangle de plâtre d’une paroi de la Kunsthalle de Berne à l’occasion de l’exposition « Quand les attitudes deviennent forme ».

GALERIES CHICS

En 1969, Harald Szeemann l’invite à la Kunsthalle de Berne. Le commissaire d’exposition est le premier à réunir du monde entier cette génération d’artistes qui prône l’effacement de l’art comme objet. Accrochage mythique, Quand les attitudes deviennent forme entre dans la légende. Un reportage de la Télévision Suisse Romande (TSR) montre Weiner en train de décoller au marteau et au burin un rectangle dans un mur du centre d’art bernois. « L’idée de détacher du plâtre est très excitante, et que cela en fasse quelque chose d’intéressant à regarder est supplémentaire. C’est comme une information de plus, explique l’artiste devant sa pièce sobrement intitulée : Un mètre sur un mètre enlevé du mur. Pourquoi avons-nous besoin de l’art ? C’est sans doute la seule chose pour laquelle il n’y a pas de raison vraie, pas de véritables excuses. L’art est quelque chose que fait l’artiste et c’est tout. » En 1972, Weiner participe à une autre manifestation phare de l’art contemporain, la Documenta 5 de Kassel, et confirme sa reconnaissance internationale. Il est représenté par Leo Castelli, la galeriste d’Andy Warhol, de Donald Judd et de Dan Flavin, et Marian Goodman, elle aussi spécialisée dans le Pop Art et le minimalisme. Plus tard, il rejoindra les écuries très chics de Larry Gagosian et de Taddaeus Ropac.

UNIQUE ET MULTIPLE

À partir des années 70, les Statements prendront toute la place. Les mots sont mis en scène, soigneusement typographiés, parfois réunis dans des livres, comme des œuvres mentales, mais le plus souvent peints en format géant (dans la langue du lieu où ils sont exposés), à la taille des murs sur lesquels l’artiste les inscrit. Pushed As If & Left As Is, After Here & There – Après Ici & Là… Weiner joue avec les lettres, les couleurs, les échelles et les graphies, exprime l’ironie de la phrase. Il inspire les artistes de la Picture Generation comme Barbara Kruger et aussi, plus près de nous, les Suisses Rémy Zaugg ou Christian Robert-Tissot qui ont bâti leurs carrières sur les mots en peinture. De la même manière que les dessins muraux de Lewitt sont éphémères, l’œuvre chez Weiner se fait et se défait une fois l’exposition terminée, avant d’être reproduite ailleurs, dans un autre espace. « C’est une idée unique, mais qui a dix, cinquante ou des centaines de présentations, toutes différentes », expliquait encore l’artiste à la journaliste de la TSR. Cela dit, certaines sont aussi faites pour rester. À Genève, où il se rendait souvent, notamment à l’invitation de la librairie Ecart de John Armleder, le Mamco conserve l’une de ses œuvres majeures de 1971. Peint sur les fenêtres du 2e étage, In And Out – Out And In – And In And Out – And Out And In, fait réfléchir les visiteurs sur le dedans et le dehors depuis l’inauguration du musée en 1994.

La pièce « In And Out »
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(MAMCO Genève)
La pièce « In And Out » est installée sur les fenêtres du Musée d’art moderne et contemporain de Genève depuis l’inauguration de l’institution, en 1994.

Footnotes

Rubriques
Architecture

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