N° 134 - Printemps 2021

L’art de jouer avec les lettres

Les temps sont difficiles, alors jouons ! D’abord avec les lettres : les anagrammes surgissent lorsqu’on mélange les lettres d’un mot, d’une expression, en vue de former un nouveau mot, une nouvelle expression.

C’est ainsi que parisien se trouve être l’anagramme d’aspirine, migraine celle d’imaginer, Obélix de Il boxe et Le Commandant Cousteau de Tout commença dans l’eau. Loin de renfermer quelque sens caché du monde, les anagrammes consistent d’abord et avant tout à jouer avec la matrice orthographique des mots. Elles constituent en quelque sorte l’équivalent intellectuel de la cueillette des cerises : on prend les belles et on laisse sur l’arbre les mauvaises.

Mais les meilleures peuvent être si fascinantes qu’elles nous transforment à notre insu en kabbalistes. Par exemple, on peut s’étonner ou s’émerveiller de ce que la vitesse de la lumière soit l’anagramme de limite les rêves au-delà : tout se passe comme si l’une des implications de la théorie de la relativité d’Einstein, à savoir qu’une particule ne peut se déplacer plus vite que la lumière dans le vide, se trouvait là magiquement concentrée.

Dans un autre registre, on peut trouver piquant qu’une anagramme de l’accélérateur de particules soit éclipse l’éclat du Créateur, alors même que d’aucuns ont prétendu que le boson de Higgs, découvert en 2012 justement grâce à un accélérateur de particules, serait la « particule de Dieu »… Ou qu’à une époque où certains persistent à militer pour un statu quo dans notre façon d’exploiter les énergies fossiles, pourtant en partie responsables du changement climatique, on découvre que l’anagramme de climatosceptique est… complice statique !

Atomes crochus

Il est des cas encore plus spectaculaires où une anagramme semble résoudre une énigme historique. Par exemple, celle qui porte sur les relations que la mère de la radioactivité entretint avec le père de la relativité…

En octobre 1911 eut lieu à l’hôtel Métropole de Bruxelles le premier Conseil Solvay réunissant 25 savants, des physiciens de tout premier plan. Il y avait là Albert Einstein, Max Planck, Hendrik Lorentz, Jean Perrin, Ernest Rutherford, Paul Langevin, Henri Poincaré… Vingt-quatre hommes, qui avaient ou allaient recevoir le Prix Nobel, et une femme, une seule, Marie Curie. Corécipiendaire du Prix Nobel de physique en 1903, elle apprendra, le mois suivant, que le Prix Nobel de chimie 1911 lui était aussi attribué.

Durant ce colloque, Marie Curie noua des liens d’amitié avec Albert Einstein, qui admirait sa vivacité et son intelligence. De retour en France, elle fut violemment attaquée par une partie de la presse pour sa liaison présumée avec Paul Langevin, qui était séparé de son épouse. Le 23 novembre, Einstein lui écrivit de Prague : « Si cette racaille s’occupe encore de vous, cessez simplement de lire ces sottises. Laissez-les aux vipères pour qui elles ont été fabriquées. »

Deux ans plus tard, en août 1913, Einstein fi t une randonnée autour du lac de Côme en compagnie de Marie Curie et d’autres amis. Leur conversation l’absorbait à tel point qu’il longeait des crevasses impressionnantes et escaladait des rochers sans même s’en apercevoir.

Tout à coup, le futur père de la théorie de la relativité générale (une nouvelle façon de décrire la gravitation) agrippa le bras de Marie Curie et lui lança : « Vous comprenez, Marie, j’ai besoin de savoir ce qui se passe dans un ascenseur quand il tombe dans le vide ! » D’aucuns crurent bon d’imaginer que la relation entre la physicienne et le physicien fut non seulement amicale, mais aussi physique. Rien pourtant ne le laisse penser, du moins si l’on en croit l’anagramme d’Albert Einstein qui est Rien n’est établi. Mais il est vrai que si l’on considère maintenant Marie Curie et Albert Einstein, on obtient cette troublante anagramme : C’est une rare amitié libertine. Mais ils ne formaient de toute façon pas un couple, car comme le dit cette autre anagramme, ils étaient célibataires intérieurement1.

Des lettres aux chiffres

Jouons maintenant avec les chiffres plutôt qu’avec les lettres. Prenons un nombre entier quelconque. Il s’écrit comme une suite de chiffres de la même façon qu’un
mot s’écrit comme une suite de lettres. Exemple : 13.

Décidons de lui associer un autre nombre, obtenu de la façon suivante : le premier chiffre de ce nouveau nombre indiquera le nombre de zéros qui figurent dans le nombre dont nous sommes partis, en l’occurrence 13. Combien y a-t-il de zéros dans 13 ? Réponse : 0 ; le deuxième chiffre sera le nombre de 1 présent dans ce nombre, soit 1 ; le troisième le nombre de 2, soit 0 ; le quatrième le nombre de 3, soit 1. Donc, à 13 nous associons 0101.

Autre exemple, pour se faire la main : 1031. Il contient un 0, deux 1, zéro 2, un 3. Donc, en suivant le code que nous venons de défi nir, nous lui associons le nombre 1201.
Quel rapport avec les anagrammes, me direz-vous ?

Il tient en ce que les anagrammes numériques du nombre de départ, obtenues en permutant l’ordre des chiffres, donneraient le même résultat après cette opération. Par exemple, 3011 ou 1130, deux anagrammes de 1031, seraient eux aussi associés à 1201, puisque ces trois nombres ont le même nombre de 0, de 1, de 2 et de 3. Autrement dit, dans cette transformation, on ne tient pas compte du fait qu’un chiffre dans un nombre désigne le nombre de milliers, de centaines, de dizaines ou d’unités : on ne considère en somme que l’écriture « alphabétique » du nombre, si l’on peut dire.

Albert Einstein et Marie Curie se retrouvent au bord du lac de Côme.
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© DR
En 1913, Albert Einstein et Marie Curie se retrouvent au bord du lac de Côme. Leurs deux noms mis ensemble donnent cette troublante anagramme : c’est une rare amitié libertine.

Nombres autodescriptifs

Maintenant, accrochons-nous : les mathématiciens appellent nombres « autodescriptifs » les nombres qui restent identiques à eux-mêmes après la transformation que je viens de définir. Par exemple, 0 est-il autodescriptif ? Non, puisqu’il s’écrit 1 ? Et 1 ? Non plus, puisqu’il s’écrit 01… Et 2 ? Encore moins, puisqu’il s’écrit 001… Mais, miracle, 2020 est un nombre autodescriptif !

Il contient en effet deux 0, zéro 1, deux 2 et zéro 3, ce qui donne bien 2020. Je dis miracle, car cherchez et vous verrez : les nombres autodescriptifs sont extrêmement peu nombreux. À vrai dire, il n’y en a en tout et pour tout que sept : 1210 ; 2020 ; 21’200 ; 3’211’000 ; 42’101’000 ; 521’001’000 ; 6’210’001’000.

Remarquons au passage que les anagrammes de 2020, par exemple 2002 ou 2200, ne sont pas des nombres autodescriptifs. D’où il ressort que les nombres autodescriptifs sont encore plus rares que les combinaisons des lettres d’un mot qui aient elles aussi un sens. Conclusion : en plus de tout ce qu’elle nous a déjà montré – avec la pandémie, les confinements, le Tour de France en septembre plutôt qu’en juillet – 2020 aura vraiment été une année exceptionnelle, au sens où elle est la seule année autodescriptive qu’il nous aura été donné de vivre, puisque en 21’200, la prochaine année à avoir cette singulière propriété, nous ne serons plus là. Sans doute aurions-nous dû davantage en profiter…

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