Jean-Michel Othoniel, Les Belles Danses, Versailles 2015. La Bourrée d’Achille. Sculpture-fontaine pour le bosquet du Théâtre d’Eau, jardins du château de Versailles.
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Jean-Michel Othoniel, Les Belles Danses, Versailles 2015. La Bourrée d’Achille. Sculpture-fontaine pour le bosquet du Théâtre d’Eau, jardins du château de Versailles. © EPV Château de Versailles / Thomas Garnier
N° 117 - Été 2015

Les perles de verre de Jean-Michel Othoniel

Le château de Versailles fait le pari de l’art contemporain en invitant un paysagiste et un artiste à réfléchir sur la recréation d’un bosquet historique. Les fontaines de verre de Jean-Michel Othoniel sont les premières depuis trois cents ans à venir tutoyer les bronzes royaux. Histoire d’une renaissance versaillaise qui commence en Suisse.

Münchenstein près de Bâle. C’est là qu’a élu domicile l’atelier Glassworks fondé en 2004 par le verrier suisse Matteo Gonet, originaire de Lugano. Un vaste espace d’une grande hauteur sous plafond, aux allures de hangar industriel, autrefois une fabrique d’aluminium. On y souffle le verre toute la journée pour créer des pièces d’art destinées à de grandes maisons de luxe comme Chanel, Hennessy ou Swatch et donner vie aux œuvres des designers et artistes les plus reconnus. Matteo Gonet s’est fait un nom dans le milieu du design international. Apprécié pour son savoir-faire et sa capacité d’adaptation aux commandes les plus élaborées, il travaille avec de nombreux designers suisses comme Frédéric Dedelley, Moritz Schmid, Valentin Carron, Kaspar Müller ou Mai-Thu Perret, des artistes étrangers comme le Slovaque Tomas Kral ou le Grec Alexis Georgacopoulos (basés tous les deux à Lausanne) ainsi qu’avec de célèbres artistes français, dont Mathieu Le-hanneur, les frères Bouroullec et le sculpteur Jean-Michel Othoniel.

Avec ce dernier s’est instauré un dialogue artistique privilégié et une complicité à toute épreuve – on peut parler ici de l’épreuve physique du soufflage tant elle exige endurance et technicité – qui dure depuis plusieurs années. Les deux hommes se sont rencontrés il y a quatorze ans au CIRVA, le prestigieux Centre International de Recherche sur le Verre et les Arts plastiques situé à Marseille. Jean-Michel Othoniel a immédiatement aimé la relation particulière qu’entretenait déjà à l’époque Matteo Gonet avec la matière indomptable du verre et son ouverture d’esprit par rapport à l’art contemporain, étant designer lui aussi. Le soufflage du verre est une technique ancestrale, dotée d’une aura presque intouchable due à son lien mythique avec Venise et les fameux secrets de fabrication des verriers de l’île de Murano. Le concevoir et l’adapter aux exigences des designers contemporains nécessitent d’avoir un positionnement audacieux, une posture de défi, face aux projets les plus complexes, particulièrement lorsque l’échelle des œuvres imaginées par les artistes est monumentale. Se réinventer sans cesse et expérimenter de nouvelles méthodes, éprouver la matière jusqu’à l’apprivoiser. Matteo Gonet se souvient de sa formation, de ses années de compagnonnage en Europe pour apprendre différentes techniques à travers les autres, leurs métiers, leurs cultures et leurs traditions. C’est justement un de ces projets aux contours sophistiqués que Jean-Michel Othoniel montra un jour au verrier suisse, un projet fait de perles de verre colorées – qui deviendra la marque de fabrique du designer. Au fil des années, la collaboration entre les deux hommes n’a cessé de se renforcer, le verrier suisse produisant notamment de nombreuses pièces pour l’exposition consacrée à Othoniel en 2011 au Centre Georges Pompidou à Paris et jusqu’à aujourd’hui avec le projet destiné à Versailles qui met l’atelier suisse en pleine ébullition.

Versailles… il n’en fallait pas moins pour que le talent du sculpteur et le savoir-faire de l’artisan se rencontrent à nouveau et, cette fois-ci, se transcendent, ensemble, à l’image de la fusion du verre dans la forge de Vulcain pour éblouir le Roi Soleil.

Portrait de Jean-Michel Othoniel, avec ses perles de verre, sa signature.
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© Philippe Chancel
Portrait de Jean-Michel Othoniel, avec ses perles de verre, sa signature.

Le travail à l’atelier

Chaque jour, l’atelier de Münchenstein a travaillé la matière, la modelant avec soin. Les perles ont pris forme, une forme unique et baroque. « Baroque », un terme qui tient à cœur à l’artiste, signifiant l’aspect indéfinissable à l’avance, non parfait, essentiellement artisanal, du verre soufflé qui acquiert alors une douceur et un éclat dans lequel miroite une multiplicité de reflets. Les souffleurs ont tourné et retourné la matière vitreuse dans la gueule incandescente des fours. Léchées par les flammes, les fragiles boules de verre, fixées au bout des cannes, en sont ressorties fumantes et rougeoyantes, pas tout à fait solidifiées, semblant encore hésiter entre deux états incertains.

Matteo Gonet, le geste précis et le regard attentif, y a mis toute sa passion, répétant les mêmes gestes avec ses bras et ses mains, la même cadence, la canne toujours en mouvement, jusqu’à ce que le verre revête sa forme définitive, jusqu’à ce que la métamorphose ait lieu. Le verrier, comme sorti vainqueur d’un combat difficile, a soufflé, coulé et doré chaque perle à la feuille d’or (22 000 feuilles d’or) pour pouvoir ensuite les enfiler les unes après les autres sur une élégante structure de métal (également réalisée en Suisse), sorte de long collier monumental qui trône à plusieurs endroits dans l’atelier en attendant son assemblage final. 98 % du projet versaillais a été réalisé en Suisse et le reste dans les ateliers de Murano. Un étonnant jeu de perles de verre entrelacées (1 750 précisément) inauguré ce printemps 2015 dans les jardins à la française. Le jardinier de Louis XIV avait marié le bronze doré et le marbre blanc. Jean-Michel Othoniel, pour rester fidèle à l’histoire, allie la feuille d’or au verre blanc. Rien n’est trop beau pour une commande du château de Versailles.

Grand collier de perles de verre. Othoniel Studio à Paris.
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© Philippe Chancel
Grand collier de perles de verre. Othoniel Studio à Paris.
La table de travail de l’artiste. On y voit des dessins des sculptures fontaines de Versailles.
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© Philippe Chancel
La table de travail de l’artiste. On y voit des dessins des sculptures fontaines de Versailles.

Restauration ou réinvention d’un bosquet historique ?

Les historiens, les experts des jardins et les conservateurs se sont posé la question de la restauration du bosquet du Théâtre d’Eau des jardins de Versailles, rapidement éclipsée au profit de celle de sa recréation, plus intéressante étant donné le manque d’éléments historiques visibles, rasés par l’histoire une première fois par Louis XVI à la fin du XVIIIe siècle et plus récemment par la grande tempête de l’année 1999. Depuis ce jour, l’ancien bosquet n’a servi que d’espace d’entreposage pour le matériel et les machineries destinés aux spectacles de plein air. Une création artistique ex nihilo s’avérait donc la meilleure solution pour redonner vie à un patrimoine disparu. L’idée, inédite pour le vénérable monument historique, donne pour la première fois une place pérenne à la création contemporaine dans le cénacle ancestral de la demeure royale. Le projet proposé par le paysagiste Louis Benech obtient les faveurs de Versailles, en particulier grâce à l’intégration dans la végétation de la fontaine d’eau créée par Jean-Michel Othoniel, idée d’autant plus astucieuse lorsqu’on connaît la place importante qu’occupait la fonction de fontainier à la cour de Louis XIV.

A l’instar du savoir-faire des verriers, celui des fontainiers se transmettait de génération en génération. Avec ses trois « sculptures fontaines », Jean-Michel Othoniel rend hommage à cette tradition ainsi qu’à celle des verriers de Murano que Louis XIV avait appelés à Versailles pour réaliser la galerie des Glaces. L’art contemporain parle à l’histoire du château, l’histoire de ses artisans, de ses techniques anciennes qui avaient atteint un degré d’excellence dans plusieurs domaines, ainsi qu’à l’histoire des plaisirs et des fastes de la cour. Comment en effet pourrait-on, à travers une recréation contemporaine, évoquer l’ancien bosquet, celui créé par André Le Nôtre entre 1671 et 1674, ses formes autant que sa fonction qui consistaient en un petit théâtre d’eau et de verdure où le roi aimait se divertir en assistant à des représentations théâtrales ou en dansant lui-même devant la cour ?

Jean-Michel Othoniel à sa table de travail.
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© Philippe Chancel
Jean-Michel Othoniel à sa table de travail.

« Les Belles Danses » du Roi Soleil

« Les jets d’eau sont en rapport avec l’écriture chorégraphique. Comme si le roi dansait sur l’eau », explique Jean-Michel Othoniel. La survivance des pas de danse du roi, l’artiste l’a retrouvée dans un ancien texte de 1689 écrit par le roi lui-même intitulé Manière de décrire les jardins de Versailles ainsi que dans un traité de chorégraphie, L’Art de décrire la danse de Raoul-Auger Feuillet daté de 1701, qu’il consulte à la bibliothèque de Boston. Il y découvre, dans le premier, les conseils du roi pour une promenade agréable dans les jardins du château, agrémentée de pauses à des endroits précis, et, dans le second, le dessin des chorégraphies dansantes du roi, calligraphies dynamiques qui rappellent les arabesques végétales des parterres présents à Versailles, elles-mêmes inspirées des ornements cousus sur les vêtements du monarque. L’artiste plonge ainsi dans l’histoire et se documente pour mieux comprendre le passé et construire une œuvre en totale adéquation avec celui-ci. Le bosquet du Théâtre d’Eau avait une forme scénographique incluant trois perspectives en patte d’oie, sur le modèle du Théâtre Olympique de Palladio à Vicence, et, surtout, il incluait de nombreuses fontaines et jeux d’eau inventés par les fontainiers Francine et Denis. Son décor sculpté était de Le Brun et Lepaultre.

Un lieu éminemment baroque où le rêve et les chimères supplantaient la réalité. Au vu de ces éléments historiques, le sculpteur se décide pour trois sculptures fontaines dont le dessin en arabesque rappelle les pas de danse du roi, comme si l’on pouvait toujours voir la royale silhouette se mouvoir sur l’eau. A Versailles, Jean-Michel Othoniel l’a bien compris, la figure – voire la présence – de Louis XIV est partout, même dans la moindre feuille qui frémit. « Chaque planche de l’ouvrage de Feuillet signifie le corps du roi en mouvement. Le rapport formel entre ces danses et l’écriture des jardins m’est apparu comme une évidence », explique-t-il. Le jardin, si esthétique soit-il, était aussi à vocation politique, lieu de représentation du pouvoir. Il rappelle la première « sortie dansante au jardin » du jeune roi lors du Ballet royal de la Nuit le 23 février 1653, à l’issue duquel il fut appelé le Roi Soleil à cause du masque d’or qu’il portait sur son visage. Menuets et rigaudons, sarabandes et pastorales ressuscitent dans les ellipses de perles dorées de Jean-Michel Othoniel, parabole artistique, de l’âge d’or de Versailles que le sculpteur a nommées « L’Entrée d’Apollon », « Le Rigaudon de la Paix » et « La Bourrée d’Achille », formant le groupe des « Belles Danses ».

Ci-contre : Jean-Michel Othoniel, Matteo Gonet et un assistant, atelier de soufflage, Glassworks, Münchenstein.
Jean-Michel Othoniel, Matteo Gonet et un assistant, atelier de soufflage, Glassworks, Münchenstein. © Philippe Chancel
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Jean-Michel Othoniel, Matteo Gonet, atelier de soufflage, Glassworks, Münchenstein.
Jean-Michel Othoniel, Matteo Gonet, atelier de soufflage, Glassworks, Münchenstein. © Philippe Chancel
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Perles de verre, atelier de dorure, Glassworks, Münchenstein.
Perles de verre, atelier de dorure, Glassworks, Münchenstein. © Philippe Chancel
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Atelier de Murano. Détail d’une perle de verre avec les fers pour l’affiner.
Atelier de Murano. Détail d’une perle de verre avec les fers pour l’affiner. © Philippe Chancel
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Inspiration

Dorures, verres soufflés et hydraulique, la création contemporaine s’est inspirée dans ce projet des techniques utilisées à Versailles, ce qui en fait un des plus beaux exemples actuels de dialogue et de respect entre le passé et le présent. Jean-Michel Othoniel est allé jusqu’à reprendre le dessin des ajutages créés sous Louis XIV pour les fontaines du bassin de Latone, récemment restauré lui aussi. L’artiste ne cache pas sa passion pour l’histoire et pour la transmission des savoirs. Comme ses aînés autrefois, il a travaillé à résidence, dans ce qui était l’ancienne apothicairerie du château. Le lieu chargé d’histoire perpétue ainsi son prestige même s’il s’ouvre à des chemins artistiques inattendus. Othoniel et Benech, tels Le Brun et Le Nôtre, mesurent leur chance. « C’est plus qu’un rêve d’enfant, c’est inespéré », confie le sculpteur. L’Etablissement public du château de Versailles, sous la houlette de Jean-Jacques Aillagon puis actuellement de Catherine Pégard qui lui a succédé à la présidence, a misé sur l’exigence. Alors que plusieurs controverses ces dernières années se sont élevées dans l’enceinte même du château à l’occasion des grandes expositions d’art contemporain qui y ont été programmées, notamment celle de Jeff Koons en 2008, le dialogue entre l’art ancien et l’art actuel semblait avoir des difficultés à trouver une parfaite complicité, particulièrement aux yeux du grand public. On dirait bien qu’avec les savoir-faire des ateliers de Murano et de Münchenstein, Versailles ouvre une nouvelle page de son histoire contemporaine. De Suisse où elles ont été assemblées, les perles de verre de Jean-Michel Othoniel ont fait le voyage jusqu’à Versailles sans encombre.

Détail de la forme baroque des perles de verre entrelacées. Leurs irrégularités en font des pièces uniques aux multiples reflets.
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© Philippe Chancel
Détail de la forme baroque des perles de verre entrelacées. Leurs irrégularités en font des pièces uniques aux multiples reflets.

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