grillons cuits
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Rapport de la FAO 2013. Des insectes pourraient assurer la souveraineté alimentaire des neuf milliards d’êtres humains en 2050. © iStockphotos / AEyZRiO
N° 124 - Automne 2017

Adieu, veaux, vaches, cochons, voici venu le temps du grillon

Dans à peine plus de trente ans, il faudra doubler la production alimentaire pour nourrir la planète. En Amérique, l’élevage industriel d’insectes dédiés à l’alimentation humaine n’est plus une vue de l’esprit, mais une réalité naissante. Fermiers et gens d’affaires y voient déjà un marché en plein essor.

Dans la ferme des frères Goldin, il n’y a ni tracteurs, ni fourches, ni ballots de foin autour de la grange nickelée aux allures de vaste poulailler, campée en plein champ. Pas de bêlements ou de tas de fumier odorants pour rappeler aux visiteurs qu’ils sont en terre agricole. Pourtant, 90 millions de petites bêtes trottent en permanence dans les bâtiments de ces fermiers nouveau genre qui exploitent la plus grande ferme d’élevage de grillons en Amérique du Nord.

Ici, pas besoin de se lever à l’heure des poules ou de s’esquinter à la traite des vaches. Les petits protégés croissent en liberté, sautillant d’un point d’eau aux plateaux de grains. En prime, ils stridulent gentiment dans la pénombre pour chanter la pomme aux femelles. Un environnement qui tient plus du dortoir zen que de l’élevage de bovin industriel.

Moins de trois ans après sa création, Entomo Farms, entreprise familiale ontarienne fondée par des écologistes versés en entomologie, a littéralement explosé. Elle est devenue la plus grande ferme d’élevage d’insectes à consommation humaine en Amérique et un des principaux fournisseurs de poudre de grillon à travers le monde.

De l’insecte à l’assiette

Dans les pays occidentaux, la protéine d’insectes suscite actuellement un engouement croissant, dopé par les préoccupations écologistes. La publication en 2013 d’un rapport-choc de la Food and Alimentation Organisation (FAO) déclinant le potentiel nutritionnel des insectes pour assurer la souveraineté alimentaire des neuf milliards d’êtres humains que portera la Terre en 2050 a eu l’effet d’un détonateur. Au Canada, aux États-Unis et en Europe, plusieurs « jeunes pousses » sont nées dans la foulée, déterminées à créer des aliments écoresponsables et ultraprotéinés, enrichis de farine d’insectes.

POUR FAIRE SAUTER LES CRIQUETS PAR MILLIONS, IL Y AVAIT TOUT UN BOND À FAIRE.

La FAO estime qu’il faudra doubler la production alimentaire pour nourrir la planète d’ici 2050. L’élevage d’insectes fait partie des solutions évoquées par l’organisme onusien pour résoudre ce défi titanesque, notamment dans les pays où les bêtes à six pattes font déjà partie du bagage culturel. Dans les pays de « culture carnivore », ce nouvel aliment recèle tout de même un potentiel précieux, puisqu’il demeure la façon la plus efficace de convertir des protéines végétales en protéines animales, marque la FAO. Déforestation, rareté des terres, production de gaz à effet de serre, déclin de la biodiversité, pollution par le lisier et les pesticides… Le coût environnemental faramineux du bifteck et de la cuisse de poulet pèse lourd sur la santé de la planète et indispose de plus en plus de consommateurs au moment de passer à la caisse.

Des insectes dans vos assiettes ?

Dans le petit village de Norwood, la production de grillons n’est plus un mirage écologiste. Au cœur de ce petit patelin de 400 âmes situé au nord de Toronto, un nouveau voisin fait jaser tout le village. Ce voisin, bien que discret, est devenu la star locale après avoir attiré des caméras de tout le pays et créé des emplois dans cette communauté champêtre désertée.

Ici, tout le monde connaît la famille Goldin, ces drôles d’éleveurs de grillons qui ont transformé deux immenses poulaillers à l’abandon en hôtels pour insectes. Déjà producteurs pour les animaleries, les trois frères Goldin ont senti le vent tourner quand l’entomophagie est apparue sur le radar des Nations Unies.

De quelque 500 mètres carrés à l’origine, la ferme s’étend maintenant sur un peu plus d’un demi-hectare et produit jusqu’à 900 millions de criquets par année. Le carnet de commandes affiche déjà une centaine d’entreprises et de clients du Québec, des États-Unis, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande, de l’Afrique du Sud, du Japon…

« Si l’ONU y voit une des solutions pour nourrir la planète de façon plus écologique et plus productive, pourquoi pas ? » avance Darren Goldin, cofondateur d’Entomo Farms. Mais, pour faire sauter les criquets par millions, il y avait tout un bond à faire.

« Nous avons dû développer l’expertise pour élever, récolter puis cuisiner des grillons à grande échelle, dit-il. Il y avait peu d’expertise en ce domaine en Occident. »

un grillon

Le bonheur est dans le spa

Dans les granges d’Entomo Farms, une bouffée d’air tropical happe le visiteur dès l’entrée. Car les grillons sont à leur aise à 32°C, dans une atmosphère saturée d’humidité. Dans ces conditions parfaites, ces insectes atteignent le stade adulte en seulement six semaines.

Dans le couvoir, des millions d’œufs fraîchement pondus sont gardés au chaud pendant dix jours. « Chaque bac contient plus d’un million d’œufs et 75 % d’entre eux vont éclore, ce qui est bien plus que dans la nature », affirme Darren Goldin, qui veille sur ces petits comme une chatte sur ses chatons. Le même couvoir abrite aussi une myriade de bébés grillons à peine éclos, pas plus gros qu’une tête d’épingle.

Ces rejetons passent ensuite à la « pouponnière », interdite aux caméras compte tenu des procédés secrets développés pour maximiser la croissance des fragiles nymphes. Après, ces jeunes iront rejoindre les adultes dans la ferme pour paître en toute liberté.

« Ils vivent leur vie d’insecte, mangent quand ils veulent », insiste le fermier, qui trouve ce type d’élevage plus naturel que celui des bestiaux ou des poulets, coincés dans des cages et abattus bien avant la fin de leur cycle de vie normal.

Dans chaque aire « libre », quatre millions de grillons adultes cohabitent et copulent en stridulant jusqu’à leurs derniers jours. Cachés dans des cartons posés au sol, les bestioles se contentent de quelques grains de maïs et de soja parsemés sur de grands plateaux. «Un seul kilo de grains et très peu d’eau peut produire un kilo de grillons. C’est infiniment plus productif qu’une ferme laitière ou d’élevage », insiste le fermier enthousiaste.

De la ferme à l’usine

La « récolte » des grillons se fait de façon éthique, note Darren. Ils sont euthanasiés à l’aide de dioxyde de carbone, un gaz soporifique qui signe la fin de leur courte vie de bestiole. Les tonnes de grillons sont ensuite lavées, cuites, puis rôties à l’usine de traitement, avant d’être finement moulues et ensachées. Quatre cent kilos de farine de grillon sont ainsi produits chaque jour dans un local réduit, doté d’un minimum d’équipements lourds.

À 16 euros le demi-kilo (et plus encore pour la poudre bio faite de grillons nourris aux grains bios, garantis sans OGM et sans gluten!), la fabrication d’un kilo de farine de grillon demeure coûteuse et le restera tant que la demande pour ces produits ne se généralisera pas.

La piqûre pour le grillon

Daniel Novak, entrepreneur et cofondateur de Crickstart Food, croit tellement au potentiel commercial de la farine d’insectes qu’il a quitté le lucratif milieu de la finance pour investir le marché américain avec ses croustilles, barres énergétiques et collations à la poudre de grillon. «Cette sortie de la FAO fut un électrochoc. Je cherchais à démarrer une entreprise. J’ai commandé de la poudre de criquets pour l’ajouter à mon smoothie et publié ça sur ma page Facebook. En quelques heures, quinze personnes étaient intéressées à en faire autant, même des gens que je ne connaissais pas ! J’ai réalisé qu’il y avait un marché là. » Son but : conquérir Brooklyn, San Francisco, New York, là où le marché de la « consommation responsable » a déjà le vent en poupe. « À San Francisco, c’est la folie ! » affirme le jeune businessman, en tournée sur la côte Ouest.

Et il n’est pas le seul à craquer pour le grillon. Des bonzes du business ont aussi acheté des parts d’entreprises lancées par de jeunes hommes mordus de marketing qui viennent de lancer leurs propres compagnies, axées sur la production de barres protéinées à la farine de grillon. À Montréal, uKa Protéine carbure auprès des athlètes avec ses barres « chocolat et Cayenne », « cerise et thé vert », alors que la start-up Wilder & Harrier a choisi d’investir le marché des croquettes pour chiens à base de grillons.

Les géants tendent l’oreille

Depuis que la viande perd de sa gloriole, même des géants de l’alimentation se sont piqués de placer les protéines d’insectes au sommet des tendances à surveiller en 2017. À Toronto, une grande surface consacre désormais tout un rayon à ces produits et a même recruté un chef pour initier les clients aux mets concoctés à partir de « ce nouvel aliment du futur ».

Si le consommateur moyen n’est pas pressé de croquer de la sauterelle au petit-déjeuner, les hommes d’affaires, eux, ont déjà flairé le potentiel lucratif de cette « viande » de l’avenir.

Selon une étude de Global Market, le marché pour les produits à base d’insectes passera de 33 millions de dollars US en 2016 à 520 millions en 2023. Pas étonnant qu’aux États-Unis, de gros acteurs du secteur alimentaire ont déjà placé leurs billes dans des compagnies comme EXO et Chapul, producteurs de barres énergétiques enrichies aux grillons.

« Nous étions l’un des rares producteurs en Amérique en 2014, affirme Jarrod Goldin, président d’Entomo Farms. Il y en a aujourd’hui au moins une dizaine seulement aux États-Unis. »

Le milieu des affaires table sur le potentiel que pourrait recéler la farine de grillon pour la production future de produits alimentaires courants, et plus encore, dans l’alimentation des animaux domestiques et du bétail. Un marché potentiel évalué à 371 milliards de dollars US s’offrirait alors aux producteurs d’insectes, affirmait l’an dernier Lauren Jupiter, partenaire chez AccelFoods, dans une interview du magazine Wired. Aux Pays-Bas, des projets pilotes ont démontré que les animaux nourris à 50 % de farine d’insectes produisent autant de viande que ceux alimentés aux farines de poisson. Les nouvelles protéines pourraient combler un jour jusqu’à la moitié des besoins des oiseaux de basse-cour. Un pactole en vue pour les éleveurs de bestioles protéinées.

LE MARCHÉ POUR LES PRODUITS À BASE D’INSECTES PASSERA DE 33 MILLIONS US$ EN 2016 À 520 MILLIONS EN 2023.

Même le milliardaire Marck Zuckerberg, fondateur de Facebook, a injecté l’an dernier des fonds dans Tiny Farms, une autre start-up versée dans la production de grillons, installée depuis 2012 dans la Silicon Valley.

« La curiosité se développe peu à peu, affirme Jarrod Goldin. Peu de gens savent que la poudre de grillon peut remplacer la viande, et jusqu’à 25 % de la farine dans une multitude de plats. Notre principal défi reste de se faire connaître par le grand public ! »

Faut-il pour autant troquer le filet mignon pour le ténébrion ? Bien des écueils jalonnent cette révolution alimentaire annoncée, à commencer par les barrières culturelles séculaires qu’il reste à abattre pour convaincre les Occidentaux de faire passer le grillon de la ferme… à l’assiette.

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