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Qu’est-ce que l’IA va nous laisser ?

Quand l’intelligence artificielle générative a fait son apparition, beaucoup ont pensé que son impact sur le monde du travail serait réservé aux cols blancs. Alors que dans les anciennes révolutions industrielles, l’automatisation attaquait des emplois manuels et répétitifs, donc des cols bleus, c’étaient désormais les Bacs + 5 qui se retrouveraient sur la sellette.

Comme l’écrivait Daniel Susskind dans son livre, Un monde sans travail, « des tâches qui font appel au jugement humain, à la créativité ou même à l’empathie peuvent aujourd’hui être automatisées. Même les diplômes ne protègent plus contre cette automatisation. Jusqu’à très récemment, nous pensions que la créativité, essence même des êtres humains, échapperait à l’automatisation. C’est raté. Et c’est une mauvaise nouvelle pour de nombreux cols blancs et cadres. » Cette argumentation n’est pas fausse et il est vrai qu’il faut repenser l’orientation de nos enfants afin de les diriger vers les métiers qui résisteront le mieux à la déferlante, c’est-à-dire ceux qui associent la tête, le cœur et la main. Il est clair que le radiologue disparaîtra avant le généraliste et le généraliste avant l’infirmière.

L’ŒUF ET LE ROBOT

C’était toutefois compter sans les progrès de la robotique. Des entreprises de plus en plus nombreuses, à commencer par Tesla d’Elon Musk, fabriquent désormais des robots qui passent aisément le paradoxe de Moravec selon lequel « les raisonnements de haut niveau sont beaucoup plus aisés à reproduire et à simuler par un logiciel d’IA que les aptitudes sensorimotrices humaines les plus basiques ». En clair, les robots avaient jusqu’à présent du mal à lacer leurs chaussures ou à casser un œuf sans l’écraser, alors qu’un logiciel, même sommaire, pulvérise un champion d’échec.

Malheureusement, les dernières générations de robots ont désormais acquis une sensibilité. Ils n’ont aucune difficulté à cuire des œufs au plat, à lacer des chaussures, à aller faire des courses, à servir le café ou même à administrer une piqûre à un patient aussi délicatement qu’une infirmière ! Les nouvelles générations de robots dont le « cerveau » est équipé d’IA génératives ultraperformantes s’avèrent ainsi capables de remplacer les humains aussi bien dans les tâches manuelles qu’intellectuelles. Ainsi, quand le robot laveur de carreaux sera aussi agrégé de maths, de biologie et d’histoire, il est probable que Sam Altman, le patron d’OpenAI et créateur de ChatGPT, aura eu raison d’affirmer que dans la décennie qui vient, nous verrions apparaître des « licornes sans aucun salarié », autrement dit des entreprises valorisées à plus de 1 milliard de dollars exemptes de travailleurs humains !

MÉTIERS ULTRASPÉCIALISÉS

Dans mon livre sur l’IA, j’ai évoqué les deux possibilités qui se profilent à l’horizon : le grand remplacement ou la complémentarité. Nous aurons les deux, mais pour il-lustrer cette dualité, je me suis interrogé sur l’impact de cette révolution sur nos vies, en particulier dans le monde du travail. Je suis convaincu, et je suis loin d’être le seul, que les conséquences sur l’emploi seront colossales. Certains économistes m’ont néanmoins répondu en essayant de rassurer les salariés inquiets pour leur avenir. C’est ainsi que Philippe Aghion, coprésident d’un Conseil du numérique installé par Emmanuel Macron, affirmait encore récemment (dans le magazine Le Point) que l’IA n’allait « certainement pas créer du chômage de masse » attendu que « les emplois entièrement automatisables sont en réalité assez rares » et qu’en outre « ces innovations s’accompagnent de créations de nouvelles professions comme celle de datascientist, parfaitement exotique encore dans les années 2000 ».

Cette argumentation pouvait encore avoir sa part de vérité il y a trois ans. Le problème, c’est que les robots de nouvelle génération n’étant pas limités aux tâches répétitives, il ne s’agit nullement de remplacer seulement « des emplois entièrement automatisables », mais bel et bien des tâches de toute nature. Par ailleurs, la comparaison avec les révolutions industrielles du passé est doublement erronée, d’abord parce que l’IA ne se contente pas d’attaquer un secteur particulier de la vie économique (l’industrie textile, la mobilité ou l’éclairage urbain comme dans d’anciennes révolutions industrielles), ensuite parce que rien n’indique que les créations d’emplois compenseront les suppressions, vu qu’il s’agira de métiers ultraspécialisés qui supposent une formation de très haut niveau, souvent réservée à une élite.

L’IA PEUT IMITER NOS ÉMOTIONS, MAIS FAUTE D’ÊTRE INCARNÉE DANS UN CORPS VIVANT, ELLE NE PEUT PAS LES VIVRE.

QUESTION VERTIGINEUSE

Si l’intelligence artificielle supprime 300 millions d’emplois Bac-3 comme l’affirme une étude de Goldman Sachs et qu’elle en crée 30’000 Bac +10, le compte n’y sera pas. Plutôt que de vouloir rassurer à tout prix, il va falloir s’interroger sur le monde qui vient, non pas à deux ou trois ans, mais à dix ou vingt ans, un monde dans lequel il n’est pas certain qu’une grande partie du travail salarié tel que nous l’avons connu continuera d’exister. Que deviendront alors nos enfants ? Question vertigineuse qui suppose qu’on réfléchisse enfin à la question de savoir ce que l’IA laissera à l’humain. Que lui restera-t-elle quand elle sera définitivement plus intelligente que nous et que les robots humanoïdes en seront dotés ?

Soyons clairs et arrêtons de nous enfoncer la tête dans le sable en nous gaussant des « hallucinations » que commettaient encore les premières versions d’IA générative : elle est d’ores et déjà supérieure en intelligence pure à la plupart des humains. Je ne le dis pas sans raison, mais parce qu’une IA générative, Alphageometry 2 de Deep-Mind, a réussi tout récemment cet exploit d’être sacrée médaille d’or aux Olympiades internationales de mathématiques ! Combien d’humains en seraient-ils capables ? En outre, ayant été entraînée sur des millions de livres et des milliards de données en tout genre, elle est évidemment des milliers de fois plus savante et plus cultivée que le plus cultivé des humains. C’est donc à juste titre que tous les spécialistes de l’IA sont désormais convaincus que les AGI, les intelligences artificielles généralistes supérieures à nous dans tous les secteurs de l’intelligence et du savoir, verront le jour dans la prochaine décennie.

VALEURS HUMAINES

Pour autant, pourront-elles « dépasser » l’humain dans le domaine des valeurs morales, esthétiques, politiques et spirituelles ? La réponse est non. L’IA peut imiter nos émotions, mais faute d’être incarnée dans un corps vivant, elle ne peut pas les vivre, les ressentir, de sorte que si un jour une IA forte (dotée de conscience et de sentiments) devait exister, ce ne pourrait être que par hybridation avec l’humain. Elle peut développer des réponses fort intelligentes, elle peut même donner son avis sur des questions d’éthique, mais seulement parce qu’elle est programmée par des humains et « alignée » par eux sur une vision morale du monde qu’elle ne choisit pas par elle-même.

On pourra fabriquer des IA kantiennes ou spinozistes, démocrates ou républicaines, religieuses ou athées, mais leurs réponses seront toujours données en fonction de la façon dont on les aura codées au préalable. C’est du reste déjà le cas : la morale de Gemini ou ChatGPT transparaît dès qu’on leur pose des questions un peu politiquement non correctes sur les races, le sexe, les femmes et les animaux : elles sont clairement wokistes, démocrates, féministes et californiennes comme leurs programmateurs – ce qui renvoie in fine ce débat à la question du libre arbitre, car un philosophe déterministe et matérialiste nourri de spinozisme dira évidemment que les humains sont tout aussi « alignés » que les machines : alignés sur leur degré de puissance en Dieu (Spinoza), sur leur histoire, leur milieu social, leurs gènes, leur histoire familiale. En quoi c’est bien, en dernière instance, à la question du libre arbitre que nous sommes renvoyés. En matière d’intelligence et de connaissances, nous serons dépassés dans la décennie qui vient, et les robots remplaceront de nombreux cols bleus. La complémentarité sera donc un combat contre le grand remplacement, mais s’agissant du sens que nous donnons au savoir à partir de valeurs que nous choisissons librement, l’IA ne nous supplantera jamais. C’est donc vers les métiers les plus humains qu’il faudra orienter nos enfants.

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