N° 137 - Printemps 2022

Les aléas du mot « hasard »

La chance existe-t-elle vraiment ? Entre ceux qui pensent que tout événement a une cause et la physique quantique pour qui « Dieu joue aux dés », quelques éléments de réponse.

George Orwell avait raison : « Les mots n’ont pas plus de rapport avec la réalité que les pièces d’un jeu d’échecs avec des individus réels.1 » Pareil constat vaut notamment pour le mot « hasard », qui semble signifier une chose et son contraire, et autre chose encore. Dans la langue courante, il entremêle déjà trois notions à la fois proches et distinctes : la chance, l’aléatoire et la contingence.

Pour tenter d’échapper à ces « aléas du hasard », regardons d’abord du côté de l’étymologie dans l’espoir qu’elle nous aide à préciser les choses. Le mot « hasard », transmis par l’Espagne, vient de l’Arabie : le mot arabe azzahr, qui veut dire « dé à jouer » s’est transformé en azar en espagnol. Or, ironie suprême, le mouvement et le destin d’un dé qu’on lance sont en réalité régis par des lois parfaitement déterministes, au sens où il ne doit rien au hasard pur : si son résultat nous semble impossible à prévoir, c’est parce qu’il dépend de causes trop nombreuses pour que nous puissions les identifier et toutes les prendre en compte.

En somme, le résultat d’un jet de dé est à la fois imprévisible et secrètement déterminé. Si nous devons alors faire appel aux lois des probabilités, c’est par méconnaissance des détails fins qui pilotent la trajectoire du dé. D’où une première leçon : ce que nous considérons comme étant dû au hasard n’implique pas forcément l’absence de causes.
Pour tenter d’y voir plus clair, examinons maintenant le sens que le mot « hasard » possède dans le langage ordinaire. Parfois, nous parlons du hasard comme d’un personnage, qui serait tantôt maléfique, tantôt bien-faiteur ou providentiel, aux allures parfois divines, capable de changer à sa guise le cours de l’histoire ou de réagir à nos propres agissements.

Tout cela, il faut bien le reconnaître, n’est jamais très précis. Reste que, même lorsqu’il ne s’incarne pas sous la forme d’un personnage, le hasard est perçu comme un acteur de la fabrication des événements : on l’invoque notamment lorsque quelque chose se produit de manière inattendue plutôt qu’en conséquence d’une stratégie ou d’un objectif. Exemple : je bêche mon jardin pour le cultiver et j’y trouve un trésor. Je dirais alors que j’ai découvert ce trésor « par hasard », formulation commode qui signifie que la découverte de ce trésor n’était pas mon objectif – je ne l’ai pas trouvé parce que j’en cherchais un – et que j’ai tout simplement eu de la chance.

DESTIN CACHÉ

En de telles occasions, on assimile le hasard à ce qui n’a pas de cause spécifique, à ce qui est purement contingent, c’est-à-dire à ce qui aurait pu tout aussi bien ne pas se produire. Mais en d’autres circonstances, on parle du hasard comme ayant au contraire une cause, mais une cause qui nous est inconnue. On le dote même, parfois, d’une « puissance destinale », d’un sens caché dont il serait l’agent subtil, le message crypté : « Le hasard, c’est Dieu qui se promène incognito », aurait joliment dit Albert Einstein. Le hasard serait l’accomplissement d’un déterminisme sous-jacent, d’un destin qui s’accomplirait en cachette.

Au XIXe siècle, le mathématicien Antoine-Augustin Cournot (1801-1877) avait développé une conception du hasard qu’il voulait plus objective. Selon lui, aucun événement ne peut être perçu comme un fait isolé : tout événement est nécessairement l’effet d’au moins une cause, qui est elle-même l’effet d’une autre cause, et il devient lui-même la cause d’un nouvel effet. Cette conception permet de fonder la notion de séries causales qui sont constituées de l’enchaînement dans le temps de causes et d’effets. Selon Cournot, ce qu’on appelle le hasard serait « le croisement de deux séries causales indépendantes ». Il se servit de l’exemple d’un homme qui prend le train pour aller à la campagne et meurt des suites du déraillement du train : « La victime, écrit Cournot, est fortuite, car les causes qui ont amené l’accident ne tiennent pas à la présence du voyageur. »

SA SEULE TÂCHE, EN VÉRITÉ, ÉTAIT DE DONNER DES OCCASIONS À CE HASARD QUI, TROP SOUVENT, NE SE DÉRANGE QUE PROVOQUÉ.

Albert Camus, La Peste

Un peu plus tôt, en 1814, Pierre Simon de Laplace avait cru pouvoir éliminer la notion de hasard en s’appuyant sur le principe de raison suffisante énoncé par Leibniz : « Rien ne se fait sans raison suffisante, c’est-à-dire que rien n’arrive sans qu’il soit possible à celui qui connaîtrait assez les choses de rendre une raison qui suffise pour déterminer pourquoi il en est ainsi, et non pas autrement 2. » Qu’est-ce à dire ? Que même si un événement ne semble pas avoir de cause identifiable, il en a tout de même une, nécessairement, mais que celle-ci nous est cachée par notre ignorance.

Ainsi la causalité agirait-elle de façon souterraine en amont de tout événement. Dès lors, il ne resterait plus aucun espace pour la contingence. Car invoquer le hasard à propos de tel ou tel événement qui paraît fortuit ou inopiné, ce ne serait jamais qu’admettre avoir échoué à identifier sa cause, à la fois inconnue et réelle. Le hasard correspondrait en somme au « purgatoire apparent de la causalité » pour reprendre une jolie formule de Jean Baudrillard, c’est-à-dire à une construction artificielle entièrement fabriquée par nos limitations cognitives : si nous croyons qu’il joue un rôle, c’est simplement parce que nous sommes aveugles aux raisons cachées qui déterminent et organisent la suite des événements.

ÉLECTRON LIBRE

Mais dans les années 1920 – par l’effet du hasard ou du destin, allez savoir, pour le coup –, la physique quantique est venue bouleverser la donne en malmenant l’idée d’un déterminisme absolu dont les lois physiques seraient le bras armé. C’est le physicien allemand Max Born qui fut le premier à s’en rendre compte. En 1926, alors qu’il étudiait d’un point de vue théorique la façon dont un électron évolue quand il est envoyé sur un atome, il constata que sa fonction d’onde, c’est-à-dire la fonction mathématique à partir de laquelle on peut calculer la probabilité qu’il apparaisse ici ou là lorsqu’on décide de mesurer sa position, avait un comportement étrange : d’abord simple onde plane, elle se modifiait peu à peu, se déformait à proximité de l’atome et divergeait finalement pour s’étendre dans toutes les directions. Or, l’expérience correspondante livrait des résultats nets, qui ne semblaient pas en correspondance directe avec ces calculs : si l’on détecte l’électron sur un écran fluorescent, on ne voit pas une lumière diffuse se répandre sur tout l’écran, partout où la fonction d’onde est censée être présente, mais, au contraire, l’électron arrive en un point de l’écran, un seul, où une scintillation signale le lieu de l’impact. Quand on répète l’expérience avec d’autres électrons, le même phénomène se produit, hormis que le point d’impact sur l’écran n’est plus le même : il semble varier « au hasard » d’un cas à l’autre. Max Born en conclut que la fonction d’onde ne contrôlait pas le mouvement exact de l’électron, mais indiquait seulement la probabilité que celui-ci soit détecté en tel ou tel point de l’écran.

La question de savoir si ces probabilités sont la manifestation du hasard pur ou sont simplement liées à notre méconnaissance des détails fins du système sera en 1927 le point de départ d’un débat extraordinaire entre deux monstres physiciens, Niels Bohr et Albert Einstein, qui sera tranché cinquante ans plus tard grâce à une expérience de physique tout à fait cruciale. Mais ceci est une autre histoire…

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