N° 119 - Printemps 2016

Comment faire fortune avec du gratuit ?

Nul ne peut ignorer aujourd’hui les profits gigantesques engrangés à partir du « gratuit » par des entreprises comme Google ou Facebook, des firmes qui pèsent des centaines de milliards de dollars et qui dégagent chaque année des bénéfices hallucinants. Question simple : comment y parviennent-elles sans rien faire payer aux usagers ? Quand vous naviguez sur le Net, que vous postez un message, une photo ou un morceau de musique sur un réseau social, aucun compteur ne se met en route pour pomper votre argent. Rien de comparable, par exemple, à ce qui se passe dans un taxi ou avec un téléphone à l’ancienne.

Pour l’utilisateur naïf, tout paraît donc gratuit. Certains prétendent, comme Jeremy Rifkin, un idéologue dont les livres sont traduits dans le monde entier, que nous allons bientôt vivre la fin du capitalisme, supplanté qu’il va être avant la fin du siècle par des réseaux collaboratifs « de particuliers à particuliers ». Son argument principal est que la logique compétitive des sociétés libérales conduit à leur propre dépassement selon un processus fatal : la concurrence oblige les entreprises à tout faire pour baisser les coûts de production, donc à réduire les profits. Or l’émergence du big data et des objets connectés permet des échanges entre particuliers à coût quasiment nul. Par exemple, un cours ou un livre numérique mis en ligne par un particulier ne coûtent, une fois les investissements de départ amortis, pratiquement rien. Que vous distribuiez votre livre à 100 exemplaires ou à 100 000 revient au même. Nous allons donc entrer très bientôt dans une nouvelle société qui sera à tous égards adossée à des valeurs contraires à celles du capitalisme : le communautarisme remplacera l’individualisme, l’usage et l’accès, la propriété privée, la gratuité, le mercantilisme, le durable, l’obsolescence programmée, la coopération, la concurrence, le « care » et souci de l’autre, le souci de soi et l’égoïsme, le partage, la possession, l’être se substituera à l’avoir, la prise en compte des générations futures au court-termisme, le commerce équitable à l’exploitation du tiers-monde, j’en passe et des meilleures.

Le problème, c’est que la vérité est tout autre, car, comme le dit un slogan désormais célèbre, si vous ne payez rien en apparence, c’est que « c’est vous le produit » – formule qu’on attribue à Tim Cook, le patron d’Apple, qui entendait par là critiquer justement les profits insidieux de Facebook et de Google.

En clair : s’ils ne vous font rien payer quand vous utilisez leurs services, c’est qu’ils collectent, grâce à vos navigations diverses, une infinité d’informations sur vos goûts, vos habitudes, vos désirs, votre état de santé et mille autres données (« data ») qui se revendent à des prix faramineux aux entreprises qui en tirent des enseignements précieux pour cibler leurs clients. Telle est la source de la valeur de ce fameux « big data » (littéralement « grosses données ») qui lui-même s’enrichit en permanence grâce aux milliards d’objets connectés qui diffusent en continu sur le Net.

Le « pseudo-gratuit » est donc au plus haut point profitable pour qui maîtrise l’art et la manière de s’en servir, les réseaux sociaux « sans frais » en apparence étant gérés en sous-main comme des entreprises privées à but totalement lucratif. Où l’on voit combien la nouvelle économie dite « collaborative » est loin d’annoncer la fin du capitalisme. C’est même tout l’inverse qui a lieu sous nos yeux et l’économie en réseau qui se développe de manière exponentielle à partir des nouvelles technologies et des objets connectés constitue bel et bien un sommet du capitalisme libéral.

Ce qu’elle engendre d’abord et avant tout, c’est à la fois une formidable lame de fond dérégulatrice et anti-étatique (comme on l’a vu un peu partout dans le monde à l’exemple d’UberPop), en même temps que des profits parfois incroyablement rapides, comme en témoignent non seulement les fameux GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon), mais aussi des entreprises comme Airbnb, Uber, BlaBlaCar, vente-privee.com, et tant d’autres qui mettent en relation les particuliers entre eux en court-circuitant les intermédiaires traditionnels (l’hôtellerie, les taxis, les loueurs de voitures, les grands magasins, etc.). A l’opposé d’une prétendue fin du capitalisme, c’est à son explosion ultralibérale et mercantile qu’on assiste sous le voile d’une gratuité aussi gentillette en apparence que fictive en réalité ! Qu’il s’agisse des grands réseaux sociaux ou des start-up édifiées sur le modèle d’Uber qui se comptent désormais par milliers, le but ultime reste plus que jamais le profit.

Comme le souligne un rapport (« Analyse des big data, quels usages, quels défis ? », novembre 2013) du Commissariat général à la stratégie et à la prospective qui est directement rattaché au Premier ministre français, deux questions se posent aussitôt face à ces pratiques nouvelles : d’abord, qui détient les données, qui en est le propriétaire légitime ? Sont-elles, comme disent les juristes, « res nullius », « chose de personne », à l’image de l’air ou de l’eau des rivières qui appartiennent à tout le monde, ou sont-elles au contraire la propriété des individus qui les émettent ? Et ensuite, sont-elles publiques ou privées, accessibles à tous ou au contraire protégées par un système d’accès limité ? La vérité, c’est que la quasi-totalité des données personnelles sont aujourd’hui accessibles aux grandes sociétés informatiques, à commencer par les GAFA, mais aussi à des boîtes privées qui, comme Axiom, Criteo, Target, et tant d’autres, s’approprient le big data pour en faire commerce, ainsi que le souligne le rapport en question : « D’abord gratuites, la plupart des données sont maintenant payantes et constituent l’actif principal d’entreprises comme Facebook ou Google (…) Alors que les organisations produisaient et utilisaient jusqu’à maintenant leurs propres données, des « data brokers » revendent aujourd’hui les données d’entreprises ou encore de l’Etat à divers acteurs. On estime ainsi que la société américaine Axiom, spécialisée dans le recueil et la vente d’informations et qui a dégagé un revenu de 1,15 milliard de dollars en 2012, posséderait en moyenne 1 500 données sur 700 millions d’individus dans le monde », c’est-à-dire sur à peu près chacun d’entre nous !

On est donc bien aux antipodes d’un univers de réseaux sociaux non lucratifs peuplés d’écolos Bisounours. On mesure également au passage les risques considérables que font peser ces entreprises sur nos vies privées. Outre le fait qu’elles se retrouvent parfois, comme Google ou Facebook, en position de quasi-monopole dans leur domaine, ce qui laisse planer le doute sur de possibles manipulations de l’information, ce sont nos existences privées qui deviennent marchandises – et c’est bien cela que signifie la formule « si c’est gratuit, c’est que c’est vous le  produit ! ». En d’autres termes : si vous ne payez rien, c’est que c’est vous la marchandise ; vous : c’est-à-dire vos données personnelles qui deviennent le « nouveau pétrole » qui se revend à prix d’or.

On est donc bien aux antipodes d’un univers de réseaux sociaux non lucratifs peuplés d’écolos Bisounours.

Imaginez par exemple que votre compagnie d’assurance ou, pire encore, votre prochain employeur, regarde (ce qu’il ne manquera sûrement plus désormais de faire) les traces que vous ou vos proches avez laissées sur tel réseau social, voire les données qu’une firme lui a vendues, et qu’il s’aperçoive, par exemple, que vous êtes atteint d’une maladie gravissime, que vous avez telle opinion politique, telles habitudes, tels goûts qui ne lui reviennent pas et vous voilà blackboulé !

Bien entendu, les grandes entreprises qui font commerce du big data jurent leurs grands dieux qu’elles « anonymisent » les données qu’elles recueillent, mais la vérité est que rien, absolument rien, ne permet de s’en assurer et que Facebook, par exemple, fut très certainement à juste titre accusé de les avoir fournies à la NSA. Face à l’essor des nouvelles technologies, il va donc nous falloir réfléchir à nouveau frais, avec des catégories de pensée encore à construire, si du moins nous voulons introduire dans ces affaires un minimum de régulation éthique.

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