Siège de Google. Mountain View dans la Silicon Valley
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Siège de Google. Mountain View dans la Silicon Valley © iStockphoto/leeznow
N° 119 - Printemps 2016

Quand Google joue les mécènes

Le géant d’Internet est un acteur qui compte dans le domaine culturel. En 2011, la firme de Mountain View a créé sur la toile l'Art Project et le cultural institut. Aujourd’hui, l’entreprise collabore gratuitement avec plus de 700 institutions culturelles. À quelles fins ?

Google n’est ni un pays, ni une nation, mais la toute-puissante entreprise américaine s’est dotée en 2011 de son propre institut culturel. Le Google Cultural Institute est un institut virtuel qui a peu de choses en commun avec les instituts français ou suisse, le Goethe-Institut ou l’Institute Cervantes. Google n’a pas de patrimoine linguistique à défendre. Les œuvres mises sur la Toile n’appartiennent pas à la société créée par le Californien Larry Page en 1998. Les 80 000 œuvres d’art numérisées disponibles sur la plateforme du Google Cultural Institute sont la propriété de 700 institutions culturelles situées dans 60 pays différents. Mais, en mettant ses technologies au service des musées, de manière gratuite, le mastodonte américain cherche à étendre son rayonnement planétaire.

L’entreprise de la Silicon Valley a choisi Paris pour y implanter le siège de son institut culturel 2.0. La capitale française donne un cachet plus authentique à l’incursion de Google dans le domaine des arts. L’autre objectif est d’apaiser les tensions avec les autorités françaises. En 2010, fraîchement reçu par Nicolas Sarkozy qui l’accuse de pratiquer le dumping fiscal, Larry Page promet au président de la République d’investir dans la capitale. Promesse tenue quelques mois plus tard avec l’installation du siège du Google Cultural Institute à Paris. Promesse renouvelée deux ans plus tard avec la création du « Lab ».

En ouvrant un espace de 340 mètres carrés consacré à la création artistique et aux technologies numériques de pointe au cœur de la Ville Lumière, le géant de l’Internet espère réchauffer les relations avec les responsables politiques français. C’est raté : le 10 décembre 2013, le jour de l’inauguration du « Lab », la ministre de la Culture brille par son absence. Aurélie Filippetti ne souhaite « pas servir de caution à Google ».

La méfiance du Gouvernement français, l’enthousiasme de Versailles

C’est la ministre déléguée à l’Economie numérique qui remplace la ministre de la Culture au pied levé. Fleur Pellerin a fait à Google la courtoisie d’être présente. Elle profite quand même de l’occasion pour décocher une flèche au géant américain : Fleur Pellerin incite « Google, comme les grands acteurs de l’Internet » à « respecter strictement les lois de notre pays ».

Traduction : peu importe que Google ait choisi la France pour y installer un laboratoire dernier cri. La France apprécie peu la façon dont le géant américain stocke les données des internautes. Les montages financiers de la multinationale pour échapper à l’impôt sur les bénéfices des sociétés ne sont pas non plus du goût du Gouvernement français. Trois mois plus tard, le géant américain subit un redressement fiscal. Le message ne saurait être plus clair.

En France, les ambitions de Google dans le domaine culturel divisent le secteur. Ni le Louvre, ni le Centre Pompidou ne participent à l’Art Project – le premier a été sollicité mais n’a pas souhaité prendre part à l’aventure, le second a créé sa propre plateforme virtuelle consacrée à l’art contemporain (voir encadré). A l’inverse, le château de Versailles fait partie des premières institutions culturelles au monde à avoir collaboré à la galerie virtuelle lancée par Google en février 2011, en même temps que le MoMA, le MET ou encore la National Gallery.

Grâce à la technologie Street View signée Google, les internautes peuvent visiter virtuellement la galerie des Glaces, les Grands Appartements et admirer une trentaine d’œuvres numérisées en haute définition par le géant d’Internet. Ce partenariat s’est révélé tellement fructueux que l’entreprise américaine a débauché le directeur adjoint de la communication du château de Versailles, Laurent Gaveau, pour lui confier la direction du « Lab ».

Le « Lab », un espace de recherche et développement

Cour pavée, façade couleur craie surmontée d’une horloge : extérieurement, les locaux de Google France, dans lesquels est installé le « Lab », ont l’élégance et le charme uniques des hôtels particuliers parisiens. A l’intérieur, l’atmosphère des lieux s’apparente plus à celle du siège high-tech de l’entreprise situé à Mountain View dans la Silicon Valley. Sur un mur digital interactif de 65 mètres carrés, baptisé « The Big Wall », une œuvre est reproduite en ultra haute définition. La résolution dépasse le milliard de pixels. Les visiteurs peuvent observer en gros plan des détails invisibles à l’œil nu et naviguer dans l’œuvre grâce à un tableau de bord interactif.

L’endroit a été conçu comme un lieu de rencontres et d’échanges pour les directeurs de musée, les conservateurs, les responsables Web et la nouvelle génération d’artistes. Le « Lab » est fermé au public mais Google insiste sur le fait que l’an dernier 6 000 visiteurs du monde entier ont pu pénétrer à l’intérieur de cet institut culturel conçu comme un espace de recherche et de développement artistiques. A l’étage, Google a installé un atelier de création. L’année passée, neuf artistes en résidence y ont été accueillis. L’un des critères de sélection ? Ne pas avoir dépassé les 25 ans. A cette jeune génération, Google donne accès à des imprimantes 3D, des appareils photo gigapixel, etc.

Preuve ultime de son dévouement à la cause artistique, selon Google : le « Lab » emploie trente ingénieurs chargés de développer des technologies de pointe destinées à mettre toujours mieux en valeur les œuvres sur la Toile. Ou dans les musées. En 2014, le Musée d’Orsay à Paris a intégré à son exposition consacrée à Van Gogh et à Artaud un mur numérique interactif similaire au « Big Wall » du « Lab ». La même année, un ingénieur de Google a inventé un masque virtuel en carton, le Google Cardboard. L’étui 3D, qui s’utilise avec une application baptisée Cardboard, permet de franchir un nouveau cap en matière d’expérience artistique (ou non artistique) virtuelle.

Une démocratisation de l’art, à quel prix ?

Google innove et, surtout, Google compte plus de 1,5 milliard d’utilisateurs à travers le monde. Le moteur de recherche américain offre aux institutions culturelles du monde entier une vitrine sans pareille. En mai dernier, la Librairie nationale, le Musée de l’Occupation et le Musée national des arts de Lettonie ont annoncé avec fierté leur nouveau partenariat avec le Cultural Institute. Quelques jours auparavant, en visite en Corée du Sud, Amit Sood, le directeur du Google Cultural Institute avait fait savoir que dix nouveaux accords avaient été conclus avec les institutions culturelles du pays.
Côté utilisateurs, l’intérêt est tout aussi évident. Sans bouger de votre fauteuil, vous pouvez découvrir le Musée du design de Corée du Sud ou parcourir une exposition consacrée à la Première Guerre mondiale. Google offre également aux utilisateurs de Gmail la possibilité de jouer les curateurs. En piochant dans les collections numériques, les détenteurs de compte Gmail peuvent constituer leur propre collection de portraits, de paysages, de timbres, etc.

Et pour Google ? Quel est l’objectif ? Le géant d’Internet ne monnaye pas ses services au secteur culturel. Le stockage des œuvres sur Internet est gratuit. Les numérisations des œuvres en très haute définition sont gratuites également. Commercialement, le Google Cultural Institute ne rapporte rien à l’entreprise américaine et, à en croire les responsables de Google, le projet n’aurait aucune finalité commerciale. Pourrait-il s’agir d’un moyen supplémentaire d’accumuler des données sur les internautes ? Le Gouvernement français, décidément très méfiant, soupçonne Google de se servir de la plateforme culturelle comme d’un moyen supplémentaire d’appâter les utilisateurs d’Internet, et de récolter au passage leurs données personnelles.

Google s’en défend. De la même façon, la firme se défend d’être dans une position dominante sur la recherche en ligne. C’est pourtant ce que lui reproche la Commission européenne. Bruxelles a lancé des poursuites contre Google en avril dernier. Les « bonnes œuvres » de l’entreprise californienne dans le domaine culturel risquent de ne pas peser lourd dans le bras de fer qui l’oppose désormais à l’Union européenne.

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