N° 116 - Printemps 2015

Mes mains sont trop gauches pour être adroites

C’est Art Buchwald, grand chroniqueur américain publiant ses états d’âme dans 250 magazines, qui me l’avait conseillé, voilà bien longtemps : « Ecrivez sur vous, vous ne serez jamais démenti. » Je l’ai écouté. Je m’en plains d’autant moins que l’introspection constitue une excellente thérapie et qu’un traitement qui rapporte au lieu de coûter est rare. Je m’observe donc davantage depuis que j’ai décidé de regarder le monde à travers mon nombril. Avouerais-je que ce que je découvre dans mon inconscient, si peu collectif, me réjouit plus que ce que je vois dans mon miroir le matin ? J’aurais aimé être grand, mince, brun et moustachu. Je suis petit, gros, châtain devenu blanc et glabre. J’aurais voulu ressembler à Delon. Il paraît que j’ai des faux airs du regretté Mickey Rooney. De temps en temps, un brave type m’accroche en me disant : « On prétend que je suis votre sosie. » Je le réconforte de mon mieux, sans oser lui expliquer que son cas – comme le mien – relève de la chirurgie esthétique.

Si je m’aime aussi peu ce n’est pas parce que je ne suis pas beau mais surtout parce que je ne possède pas les traits correspondant à ma belle âme. Ni mon nez en pied de marmite ni mes yeux légèrement porcins ne sont capables d’informer quelqu’un, qui ne me connaît pas, de mes pétillements intérieurs. Voici mon drame en un mot comme en cent : j’ai plus l’air d’un clerc de notaire que d’un amant prêt à passer à l’acte. Et pourquoi le dissimulerais-je ? Je suis encore plus maladroit de mes mains que du reste de ma personne. Je ne peux pas lever le petit doigt sans déclencher une série de catastrophes. J’affronte chaque matin dans ma salle de bains des problèmes de robinet, encore plus insolubles que ceux – purement théoriques – qui me laissaient sec voilà sept décennies. J’ignore le nom de l’humoriste débile qui s’est gaussé de l’inventeur de l’eau tiède mais je sais avec certitude qu’entre l’eau trop chaude et l’eau trop froide il n’est pas facile de trouver un moyen terme satisfaisant. Quand je les sollicite, les mélangeurs les plus savamment gradués déclarent forfait. Ou je m’ébouillante ou je claque des dents. L’eau tiède est à l’honnête homme du XXIe siècle ce que le Saint-Graal était aux chevaliers de la Table ronde : un mythe, un objectif inaccessible, une ambition que le Tout-Puissant a voulu insatisfaite afin que le bonheur d’être propre ne soit jamais complet. Le bain met plus longtemps à couler si je suis pressé et, parvenu enfin au niveau convenable, ne le conserve que quelques minutes par suite de la mauvaise volonté des vidanges. La savonnette file entre mes doigts ainsi qu’une anguille facétieuse.

N’est pas dans le bain qui veut…

Et si mes affres se limitaient là ! Mais c’est tout le rituel de la toilette qui se dérobe, qui flanche et qui se retourne contre moi. Désagréments mineurs à côté de ce que me réserve le lavage des dents, recommandé par les hautes autorités, pratiqué par les citoyens évolués et saboté par les fabricants dont il fait la fortune. Non seulement le tube est aussi difficile à ouvrir qu’à reboucher mais encore, entre ces deux manipulations, il émet par jets saccadés et incontrôlables de petits serpents blanchâtres qui prennent en quelques secondes la consistance du ciment. Tout cela ne serait rien si, en accord, j’imagine, avec les industriels du dentifrice, les brosses déjà garnies n’étaient conçues pour ne pas pouvoir tenir en équilibre sur le verre à dents. Dès qu’on tente de leur suggérer cette position élémentaire d’attente, elles basculent en projetant la pâte sur le lavabo. Il faut alors rouvrir le tube que, afin d’éviter la solidification du produit, on avait cru bon de fermer avant de se frictionner les gencives. Et remettre une nouvelle dose de pâte qui, si l’on n’y prend garde, empruntera très vite le chemin de la précédente. A telle enseigne que je me demande si les cinq millions de Français dont la statistique affirme l’allergie à l’hygiène dentaire n’y ont pas renoncé par incapacité manuelle. Qu’attendent les firmes de cosmétologie pour mettre au point la brosse jetable après chaque usage et dont il suffirait de presser légèrement le manche pour qu’une pellicule fluorée recouvre la partie pileuse ? Le coton-tige casse dans l’oreille et les ciseaux délicatement insérés dans la cavité nasale coupent la peau mais pas les poils.

Côté rasage, je ne me sens guère mieux compris et mieux aidé. Depuis la disparition du bon vieux blaireau, les bombes à mousse m’explosent au nez. Tantôt elles recèlent encore du gaz alors que le savon est épuisé, tantôt le savon disponible ne sort pas faute de gaz. Alors que je m’active à tirer de ces minuscules bonbonnes la substantifique moelle, le miroir (heureusement embué) me renvoie l’image d’un tagger fou et exhibitionniste. La mousse enfin libérée, je m’empare d’un rasoir qui, bien que de plus en plus perfectionné, n’accepte qu’une fois sur trois la lame dont je veux l’équiper. Comme rien n’indique le bon sens et que le mien, en ce cas précis, fait souvent défaut, j’émerge de l’opération aussi balafré que le duc de Guise au soir de la bataille de Dormans. Situation d’autant plus préoccupante que, depuis la mise à la retraite du crayon hémostatique, aucune cicatrisation immédiate n’est à espérer. Ainsi, la technique du rebrousse-poil insuffisamment maîtrisée donne-t-elle l’air certains matins d’en avoir décousu toute la nuit dans une banlieue difficile avec un commando de loubards.

Le shampoing ne me procure guère plus de satisfaction. Il fait, lui aussi, des manières pour sortir du flacon (tout se passe comme si ces produits de grande consommation se défendaient d’être consommés) et se tarit brusquement sans aucun signe annonciateur. Après quoi, les yeux rougis par le savon, je passe au séchage. J’ai renoncé depuis belle lurette aux souffleries électriques, préférant une simple serviette de toilette. Le peignoir prend un malin plaisir à n’être jamais là où je croyais l’avoir laissé et me contraint, frissonnant et ruisselant, à le poursuivre comme un lièvre farceur dans les coins les plus reculés. Je ne sais jamais à l’avance, alors que j’appartiens à la génération qui a domestiqué l’atome et annexé la Lune, si j’arriverai au bureau les mèches plates comme un danseur de tango ou les cheveux dressés sur la tête comme un punk. Qu’on me pardonne d’avoir égrené cette litanie de petits incidents qui ne pèsent pas lourd à côté des problèmes de société et des angoisses planétaires. Mais quand j’entends un contemporain déclarer que pour lui le meilleur moment de la journée se situe le matin entre baignoire et lavabo, j’ai encore plus l’impression d’être un demeuré.

L’eau ne bout plus à cent degrés et l’œuf durcit après seulement cent cinquante secondes de cuisson.

A table, c’est la bérézina

La journée entière est à l’avenant. A ma seule approche, les dispositifs les plus simples cessent de fonctionner, les objets les plus solides se brisent tandis que les gestes les plus élémentaires tournent court dès lors que j’essaie d’allonger le bras : non seulement la radio tombe en panne mais le dispositif prévu pour le changement de piles se bloque ; le gaz ne s’allume pas ; les plombs sautent et l’ordinateur, devinant que je suis moins intelligent que lui, refuse tout service. Ma solution de facilité qui consiste à intervertir les fusibles aboutit très rapidement à ce que toutes les pièces sombrent dans l’obscurité. Dès que je m’en occupe, l’eau ne bout plus à cent degrés et l’œuf durcit après seulement cent cinquante secondes de cuisson. A table où je m’assois, la bérézina se poursuit. Le pain tombe, le beurre se répand sur la nappe, les couverts rejoignent au pied de la chaise la serviette qui, sentant bien qu’elle ne suffira pas à éviter le désastre, m’a abandonné depuis longtemps. Mon couteau est toujours le moins affûté, mon verre qui laisse échapper des gouttes de vin semble avoir été acheté dans une boutique de farces et attrapes, chaque sauce me gratifie d’une empreinte durable. Est-ce ma faute si mon assiette est trop petite pour les mets qu’on y dépose ? Si mon pain s’émiette ? Si la viande tente de fuir à la vue de mon couteau ? Si les petits pois roulent toujours dans une direction opposée à celle de ma bouche ? J’en suis arrivé au point où, durant mes repas, j’ai moins le souci de me nourrir que celui de dissimuler aux regards narquois les dommages que j’ai causés à la nappe. En souvenir de leurs agapes, certains gastronomes conservent les menus. Moi, je garde les cravates. Si j’osais, je ferais suivre sur mes frais professionnels chaque addition de restaurant de la facture de blanchissage qui l’a suivie. Pas de quoi être fier. Je ne le suis pas.

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