Spring sunrise at Hintersee lake in Alps, Germany
N° 131 - Printemps 2020

Le futur porte-t-il son avenir en germe ?

Georges Clémenceau fit un jour remarquer qu’un discours de Jaurès se reconnaissait à ce que tous ses verbes étaient au futur. Mais Jaurès est mort, assassiné, et peut-être avec lui une certaine façon de conjuguer les verbes. Aujourd’hui, lorsque nous lisons les journaux, les pages Web, ou que nous regardons la télévision, nous constatons qu’on ne nous parle que du présent, comme si le futur s’était absenté de nos représentations, comme si l’urgence avait partout répudié l’avenir comme promesse. Déconnecté de ce présent devenu omniprésent, de ce présent limité à lui-même, le monde de demain est laissé en jachère intellectuelle, en déshérence libidinale, dans une sorte de trou symbolique. Or, ainsi qu’on avait pu le dire de la nature elle-même, le futur a horreur du vide. Il se laisse donc investir par toutes sortes de hantises. Victime de notre vacuité projective autant que de notre sevrage prophétique, il est devenu très difficile à envisager.

On peut trouver au moins deux causes profondes à cette situation. La première est que nous sommes orphelins des philosophies de l’histoire, ainsi que Régis Debray est parvenu à le dire en une phrase : « Les pré-modernes regardaient par-dessus leur épaule un âge d’or inventé mais perdu. Les modernes regardaient devant eux, vers un soleil en souffrance. Nous, post-modernes, nous courons sur un tapis roulant les yeux bandés, après le scoop du jour. » 1

Le scoop du jour… Ce qui amène tout droit à la seconde cause : nous sommes piégés dans un flux qui nous submerge, ensevelis sous des informations auxquelles les médias accordent une consistance parfois artificielle, fatigués par leur rythme effréné. Paul Valéry, en son temps, déjà, parlait d’une « intoxication par la hâte ». En conséquence, nous ne parvenons plus à lire l’avenir dans le présent, à penser ce qui va survenir en prolongement de ce qui est. Enfermés dans l’absorption du hic et nunc, nous avons perdu les moyens de discerner quel paysage général est aujourd’hui en train d’émerger.

Qu’est-ce qui se construit ? Qu’est-ce qui se détruit ? Nous l’ignorons pour une grande part, mais c’est paradoxalement parce que nous avons compris quelque chose : par des boucles nouvelles et inattendues, nous allons de plus en plus dépendre de choses qui dépendent de nous. Or, comment savoir ce qui va se passer si ce qui va se passer dépend en partie de ce que nous allons faire ? Nous sommes désormais conscients que nous grignotons de plus en plus avidement le fruit terrestre – de taille finie – qui nous porte, mais nous ne savons pas comment enrayer cette mauvaise tendance. Alors, nous pressentons que cet avenir même que nous sommes en train d’anticiper par nos actions et nos choix pourrait se révéler radicalement autre, et au fond de nous-mêmes, nous le craignons.

Et il y a de bonnes raisons à cela. Depuis quelques décennies, nous savons que l’humanité consomme davantage de ressources renouvelables qu’il ne s’en régénère. Elle vit donc à crédit. Dès lors, sauf à jouer avec les mots, comment son développement pourrait-il devenir « durable » ? Diminution des espaces de vie, effondrement de la biodiversité, pollution des sols, de l’eau et de l’air, déforestation rapide : tous les indicateurs sont alarmants et toutes les projections sont inquiétantes.

Quand il se dit, l’avenir se dit désormais fort sombrement, comme si le présent était en (dé)route pour l’abîme.

Mais quel est le statut physique du futur ? Existe-t-il déjà quelque part à attendre de devenir présent ou n’est-il encore qu’un néant absolu ?

Nous avons l’habitude de représenter le temps par une ligne formée de points analogues à ceux qui se trouvent dans l’espace. Ce faisant, nous effectuons une étrange opération, qui consiste à faire coexister – exister ensemble dans un même présent – des instants successifs qui, par définition, ne peuvent pas être tous présents… en même temps !

Baroque par essence, cette représentation du temps masque un problème redoutable : lorsqu’un instant est présent, où se trouvent les autres instants, notamment ceux du futur ? Existent-ils ailleurs, depuis la nuit des temps, attendant seulement de devenir présents l’espace d’un instant, au moment où le temps passera par eux ? Ou gisent-ils encore dans le néant, hors de toute réalité, pour ne devenir fugitivement réels qu’au moment où ils seront présents ?

La question est en somme de savoir si le futur existe ou non déjà quelque part. Parce qu’elle interroge le temps en usant de termes relatifs à l’espace, elle déclenche en notre esprit un gigantesque embarras, et nous n’y répondons d’ailleurs que de façon bancale, en accordant au futur une ontologie vacillante.

Dans Le Don, Vladimir Nabokov faisait dire à son héros Fiodor : « Notre sentiment erroné que le temps est une sorte de croissance est une conséquence de notre état limité qui, étant toujours au niveau du présent, implique sa constante remontée entre l’abîme aqueux du passé et l’abîme aérien de l’avenir. »

Abîme aqueux d’un côté, aérien de l’autre… Le temps semble coupé en deux, par deux pondérations que le présent démarque, sépare, oppose. Mais se pourrait-il qu’il s’agisse là, non d’une authentique réalité, mais d’un simple effet de perspective ? Qu’à rebours de nos perceptions et de ce qu’indique notre mémoire, le futur existât ni plus ni moins que le passé ?

Des physiciens ont proposé une lecture de la théorie de la relativité d’Einstein allant dans ce sens. C’est la thèse dite de « l’univers-bloc », que j’ai déjà évoquée dans une chronique précédente. Elle invite à considérer l’espace-temps comme une structure intégralement déployée au sein de laquelle tous les événements, qu’ils soient passés, présents ou futurs, coexisteraient. Ils y auraient exactement la même réalité, de la même manière que les différentes villes de France coexistent en même temps dans l’espace, tout en étant situées en des lieux différents : tandis que je suis à Paris, Berne et Zurich existent tout autant que la capitale française, la seule différence entre ces trois villes étant que Paris accueille ma présence, alors que ce n’est le cas ni de Berne ni de Zurich, du moins au moment où j’écris ces lignes. L’espace-temps contiendrait en somme l’intégralité de l’histoire de la réalité, chaque événement passé, présent ou futur y occupant, depuis toujours et pour toujours, une place bien déterminée. L’avenir existerait donc déjà, tout comme le passé, mais ailleurs que là où nous sommes.

Concept of passing away, the clock breaks down into pieces

La thèse de l’univers-bloc est bien sûr discutée et même controversée. On peut notamment lui opposer le « présentisme », qui considère au contraire que seuls les événements présents sont réels : ceux-ci apparaissent et disparaissent en étant remplacés par d’autres, de sorte que la réalité est toujours inédite et indécise. Il n’y aurait en somme pas d’autre réalité que l’ensemble de ce qui, présentement, a lieu : en son amont comme en son aval, le présent serait ceinturé par du néant, par du rien…

Mais en attendant que cette question du statut du futur soit tranchée, il faut bien vivre. Or, vivre implique d’accorder à l’avenir un certain statut, ce qui suppose de l’investir avec des idées, des projets, des représentations, des désirs. Alors, le mieux est de concevoir une habile synthèse entre le présentisme et l’univers-bloc, de les mélanger pour donner corps à l’idée que l’avenir constitue une authentique réalité mais qu’il n’est pas complètement configuré, pas intégralement déterminé, qu’il y a encore place pour du jeu, des espaces pour la volonté et l’invention. Bref, plutôt que de faire joujou avec le spectre de la fin du monde ou de se disloquer en une sorte d’immobilité trépidante, ne serait-il pas plus vivifiant de redynamiser le temps en force historique ? De se donner « l’occasion de creuser un nouveau trou dans le mur, pour respirer »2 ? Au lieu d’attendre Godot, faisons le pari que l’an 2050 finira bien par atterrir dans le présent et tentons de construire, entre lui et nous, une filiation intellectuelle et affective.

Ce qui suppose que nous posions collectivement les bonnes questions : Où sont les véritables déterminismes ? Quelles seront les conséquences de nos erreurs, caprices et aveuglements ? Y a-t-il des marges de manœuvre, et pour qui ?

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