N° 132 - ÉTÉ 2020

La Fondation Luma, un navire suisse à Arles

Un phare, un totem, visible de loin, scintille au soleil. Sur ce territoire plat qui embrasse les marécages vaporeux de la Camargue, ce genre d’érection verticale a tout d’une curiosité, voire d’une étrangeté. Deuxième grande réalisation en France de l’architecte américain Frank Gehry après la Fondation Louis Vuitton en 2014, la tour-sculpture d’Arles de la Fondation Luma ne passe pas inaperçue.

Tour Luma.
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© Hervé Hôte
Bâtiment Ressource (Centre de ressources artistiques), dit Tour Luma, conçu par Frank Gehry. Luma Arles, Parc des Ateliers, Arles, France.

Fidèle aux canons géométriques et à l’esthétique complexe de l’artiste, l’aspect colossal et miroitant du bâtiment répond à son appétence pour le monumental et les formes déconstruites dont les angles s’étirent en points de rupture et effets d’enchevêtrement. Si la tour la plus haute, de 56 m, s’élève aujourd’hui en point de mire du paysage camarguais, l’aventure n’a pas été facile.

Une première maquette du projet présentée à Paris en 2010 a été suivie d’un déplacement de plusieurs mètres du point d’ancrage du bâtiment, notamment pour respecter les contraintes paysagères liées à la protection du patrimoine, celui tout proche des Alyscamps, le célèbre site archéologique qui abrite la nécropole romaine d’Arles chantée par Dante au Moyen Âge puis mise en couleurs par Gauguin et Van Gogh lors de leur séjour provençal en 1888. Il y a dix ans, s’esquissait donc déjà, dans les esprits les plus résistants au changement, le questionnement de l’intégration de l’art contemporain sur un territoire aussi pétri de vieilles pierres et, détail important, inscrit au patrimoine de l’UNESCO.

La Grande Halle.
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© Victor Picon, Victor & Simon
La Grande Halle, Luma Arles, Parc des Ateliers, Arles, France.

DE ZURICH À ARLES

La pose officielle de la première pierre a finalement eu lieu en 2014 alors que l’architecte, âgé de 85 ans, s’exprimait avec le sourire sur le fait que le chantier devrait peut-être s’accélérer un peu au regard de son grand âge. Maja Hoffmann, quant à elle, présidente de la Fondation Luma, avait pris la parole devant une foule d’Arlésiens et d’Arlésiennes pour expliquer ses intentions : « C’est pour que les Arlésiens en soient les premiers bénéficiaires que je développe ce projet ici. Je souhaite mettre en place un projet culturel novateur et porteur d’un avenir de longue durée. Et je pense que Frank Gehry est l’architecte le plus approprié pour incarner ce projet. Le XXIe siècle est l’ère de la coopération entre les artistes, au-delà des disciplines et des frontières, et c’est ce que nous voulons développer ici », avait-elle précisé tout en rappelant qu’elle est née ici, dans cette région si riche culturellement et avec laquelle elle entretient un lien privilégié. Héritière richissime des laboratoires pharmaceutiques suisses Hoffmann-La Roche créés à la fin du XIXe siècle et implantés en France depuis 1903, Maja Hoffmann décide de créer la Fondation Luma en 2004 dans le but de soutenir l’art contemporain. Basé et incarné en Suisse à travers un premier lieu d’exposition, Luma Westbau, qui a ouvert en 2013 à Zurich afin de rendre concrètes et de promouvoir les ambitions de la mécène, le projet de Luma Arles s’implante dans le sud de la France l’année suivante sous la forme d’un pôle attractif multiculturel. Passionnée d’art et collectionneuse, Maja Hoffmann poursuit par cette initiative l’engagement de son père, Lukas Hoffmann, créateur en 1954 de la Tour du Valat, une des premières fondations engagées dans la protection des zones humides et de la biodiversité en Méditerranée.

Luma Arles.
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© Bureau Bas Smets
Vue aérienne du site à son ouverture. Luma Arles, Parc des Ateliers, Arles, France.

SI LA FONDATION DU PÈRE A PARTICIPÉ À L’ORIENTATION DES POLITIQUES PUBLIQUES, LA FONDATION DE LA FILLE PREND LE MÊME CHEMIN SUR LE TERRAIN CULTUREL.

EFFET BILBAO ?

La famille Hoffmann est donc très présente en Camargue depuis septante  ans, porteuse d’un esprit pionnier facilité par une immense fortune (estimée à environ 28 milliards de francs suisses selon le magazine Bilan). Si la fondation du père a participé à l’orientation des politiques publiques sur les questions environnementales par le biais de son institut de recherche à la pointe sur la connaissance de la Camargue, la fondation de la fille prend le même chemin sur le terrain culturel. Et ce, malgré des résistances qui voient dans ce nouveau projet une emprise capitalistique sur un territoire souffrant de pauvreté, rongé par le chômage (plus de 11%), et qui n’aurait que faire que les édiles bourgeois de l’art contemporain viennent se pavaner dans les rues de la ville. Le discours à charge soutenant que le secteur privé profite de la culture pour s’arroger une réappropriation urbaine et immobilière progressive du territoire colle avec le fait que la commune est depuis dix-huit ans aux mains du Parti communiste, même si le maire Hervé Schiavetti a toujours encouragé et soutenu Luma.

La Formation.
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© Hervé Hôte
Vue intérieure de La Formation, rénovée par Selldorf Architects en 2018. Luma Arles, Parc des Ateliers, Arles, France.

L’EFFET BILBAO PERMETTRAIT DE REDYNAMISER LA VILLE, CRÉER DE L’EMPLOI ET AMÉLIORER LE NIVEAU DE VIE DES HABITANTS À TRAVERS LE DÉVELOPPEMENT DU TOURISME ARTISTIQUE.

C’est en tout cas ce que l’on pouvait lire dans le magazine en ligne Mediapart en décembre 2019, dans un article à charge contre la mécène, oubliant de mentionner comment ce nouveau pôle culturel pourrait profiter au renouveau de la ville et comment il a déjà encouragé la création d’autres lieux culturels. Sans nous attarder plus sur ces controverses nées au seuil de la campagne pour les élections municipales, il est intéressant de rappeler que la démocratie locale est légitime à recevoir toute la transparence possible quand de tels investissements privés interviennent alors que Luma Arles est devenu un acteur incontournable de la mutation de la ville. Car ses activités dépassent le simple lieu d’exposition, ayant vocation à produire des projets innovants et à faire naître une communauté artistique basée sur l’échange et les rencontres. Ainsi, depuis le début du chantier, ont déjà été accueillis plusieurs artistes contemporains, critiques d’art et sociologues de renom. Luma Arles est également soucieux de nouer des liens avec les autres pôles culturels de la ville, en particulier la Fondation Van Gogh (créée en 2010 sous l’impulsion de Lukas Hoffmann et Yolande Clergue et dont Maya Hoffmann assure la présidence du Conseil d’administration) et les Rencontres de la photographie qui viennent de fêter leurs 50  ans. Grâce à cette nouvelle architecture providentielle, certains ont évoqué l’effet Bilbao qui permettrait de redynamiser la ville, créer de l’emploi et améliorer le niveau de vie des habitants à travers le développement du tourisme artistique. Si l’impact est encore impossible à mesurer, on peut en effet s’attendre à un afflux nouveau de touristes sur le territoire.

Vue intérieure de La Mécanique générale.
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© Hervé Hôte
Vue intérieure de La Mécanique générale.
Vue aérienne de La Mécanique générale.
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© Victor Picon, Victor & Simon
Vue aérienne de La Mécanique générale.

RÉHABILITATION D’UNE FRICHE INDUSTRIELLE

Luma Arles est parti de l’idée de réhabiliter les anciens ateliers de construction et de réparation de locomotives SNCF restés à l’abandon depuis le début des années 1980, immenses hangars vides témoins du passé ouvrier et industriel de la ville. Autrefois, les Arlésiens et de nombreux cheminots se sont battus pour s’opposer à la fermeture de ces ateliers qui font partie du patrimoine de la ville. Aujourd’hui, ce sont 7  hectares reconvertis en différents lieux culturels (Les Forges, La Formation et La Mécanique générale réhabilitées par Selldorf Architects entre 2014 et 2018 et La Grande Halle rénovée en 2007) pour accueillir expositions et résidences d’artistes. Au centre de ce complexe, érigé ex nihilo, le bâtiment dit « Ressource » de 15’000  m² signé Frank Gehry (comprenant salles d’exposition et de séminaire, bibliothèque, centre d’archivage, bureaux et café-restaurant) affiche sa singularité contemporaine, dans la veine de la Fondation Louis Vuitton et rappelant par certains aspects le Paper Bag construit par l’architecte à Sydney en 2015, en particulier sa surface froissée trouée de fenêtres carrées.

 

Vue extérieure de La Formation.
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© Hervé Hôte
Vue extérieure de La Formation, rénovée par Selldorf Architects en 2018. Luma Arles, Parc des Ateliers , Arles, France.

ÉTONNANT MÉLANGE DE GAUDĪ ET DE GEHRY.

À Arles, les angles sont plus abrupts, presque tranchants, faisant miroiter un bel effet de cascade tombant sur des rochers au soleil couchant. Tout autour, s’étend un immense jardin public : « Ça fait partie de l’histoire d’Arles, il y a eu les Romains, puis les ateliers, et maintenant Luma ! », déclare avec le sourire Rolande Gontier, la femme du maire, en insistant sur le poumon vert qui va naître ici, garni de faune et de flore locales. Bas Smets est un architecte du paysage belge qui pense la nature en lien avec l’évolution de la ville, intéressé par les futures villes vertes. Il a intégré à son parc des zones de microclimat favorisant la réduction des fortes températures estivales. Juste en face, le Ministère de la Culture français vient de construire la nouvelle École nationale supérieure de la photographie dont l’architecture est signée par l’Atelier Marc Barani. Ainsi, à travers cette réhabilitation de grande envergure (qui a engagé environ 200 millions d’euros de la part de la Fondation Luma), l’histoire ancienne établit un lien avec les nouvelles générations et survit dans le futur photographique, architectural et culturel du site. Le bâtiment impulsif de Frank Gehry, dont l’incroyable surface en acier inoxydable froissé peut faire référence à la touche véhémente et segmentée de Van Gogh – d’autant que chaque panneau extérieur reflète différemment la lumière, est également une citation assumée aux falaises rugueuses des Alpilles dont on retrouve l’idée de matérialité (obtenue grâce à une prise d’empreinte directe sur les parois des Baux-de-Provence) dans les 1’700  panneaux en béton armé qui recouvrent le noyau central de l’édifice.

UN ÉCOSYSTÈME ÉCONOMIQUE ET CULTUREL AUX AIRS DE PETITE RÉVOLUTION À L’ÉCHELLE DE LA VILLE EST EN TRAIN DE SE DESSINER.

FLORAISON CULTURELLE

De Van Gogh, qui rêvait de créer une communauté artistique à Arles, à Picasso, qui en admirait les ferias, jusqu’au photographe Lucien Clergue, l’histoire artistique continue de tisser son fil. En témoignent l’artiste coréen Lee Ufan qui vient d’installer sa fondation dans le centre-ville historique, la Fondation Manuel Riviera-Ortiz qui y a aussi trouvé ses quartiers, et bientôt un musée du costume financé par la Fondation Fragonard sans oublier l’agrandissement récent du Musée Arles antique et la réouverture du Museon Arlaten. Un écosystème économique et culturel aux airs de petite révolution à l’échelle de la ville est en train de se dessiner. Reste que le mariage entre les différents acteurs devra être consommé subtilement afin d’assurer une gentrification raison-née et une préservation de l’âme des lieux.

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Architecture

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