N° 120 - Été 2016

Penser le fondamentalisme

Pour ne choquer personne, nous avons pris la mauvaise habitude de désigner les islamistes de Daech par des mots relativement neutres : par exemple, on les appelle des « terroristes », on dit qu’ils sont « radicalisés », « fanatiques », etc., ce qui permet de gommer l’origine religieuse des atrocités qu’ils commettent. Or cette référence à une religion est pourtant essentielle pour les comprendre. Quand une personne devient un kamikaze, quand elle se barde d’une ceinture d’explosifs avec la certitude que sa dernière heure est venue, qu’il n’y aura aucune échappatoire possible, c’est forcément qu’elle a en tête un morceau d’absolu, le sentiment d’une cause transcendante à défendre, d’une entité sacrée, la nation, la révolution ou Dieu lui-même, peu importe, pour laquelle il vaut la peine de sacrifier sa vie.

Ceux qu’on appelle des « martyrs » n’ont manifestement plus peur de la mort, et si cette peur qui habite normalement tous les humains, et même certains animaux, s’est évanouie, c’est bel et bien parce qu’ils sont convaincus de servir une cause sacrée, leur religion leur promettant au passage mille paradis en guise de compensation. Cette conviction est si puissante, si ancrée en eux que c’est à la limite dans l’allégresse qu’ils tirent les cordons du gilet d’explosifs qui va les pulvériser. On a beau leur faire la guerre au Mali ou en Syrie, déployer nos forces de police et de renseignements sur le territoire national, leur hostilité se situe d’abord dans les esprits et dans les cœurs. Croit-on sérieusement que c’est seulement avec des bombes qu’on pourra en venir à bout ? L’urgence, c’est d’abord et avant tout de lutter chez nous, dans nos vieux pays d’Europe, contre les multiples lieux d’endoctrinement, mais aussi de réviser nos propres modes de pensée. Or c’est difficile, très difficile, et voici pourquoi : c’est que nos traditions spirituelles vont à l’exact inverse des leurs. La plupart des Européens de ma génération, celle qui est encore plus ou moins aux affaires aujourd’hui, ont été élevés dans la religion chrétienne, catholique ou protestante. Il y avait encore, dans la vieille Europe des années 50, pas loin de 90 % de chrétiens, et ceux qui ne l’étaient pas baignaient malgré tout dans cette culture, ne serait-ce que par la prégnance des fêtes nationales et des cérémonies auxquelles, croyant ou non, on se devait parfois d’assister. Je me souviens qu’à la messe venait un moment où les fidèles entonnaient en latin le fameux « agnus dei ». Peu d’entre eux en comprenaient vraiment les paroles, mais les missels les traduisant et les cours de catéchisme aidant, on savait à peu près ce que signifiait le premier vers du chant, « Agnus Dei qui tollis peccata mundi » : « Agneau de Dieu qui enlève/porte le péché du monde ».

Le sacrifice de soi ne pouvait avoir de sens qu’au service d’autrui.

On comprenait que le Christ était censé avoir donné sa vie, sacrifié son existence, non dans la haine, mais dans l’amour, non pas pour tuer d’autres hommes, mais bel et bien pour les sauver, pour assurer leur salut en prenant sur lui leurs fautes. Je ne suis pas croyant. J’ai quitté très tôt la religion et cessé de croire en la résurrection des corps, mais peu importe ici. J’en ai malgré tout gardé, et je crois que la plupart des laïcs, y compris les athées les plus fervents, ont fait de même, l’idée que le sacrifice de soi ne pouvait avoir de sens qu’au service d’autrui. Je me souviens que mon père, qui avait combattu aux côtés de Malraux en Espagne, puis connu les camps nazis avant de s’en évader pour entrer dans la Résistance, nous racontait le soir, autour de la table familiale, l’histoire vraie de ce pilote de la RAF qui avait jeté son avion contre un V1, un missile allemand qui allait frapper une école. Je ne sais si cet homme était ou non croyant, et ça n’a au fond aucune importance. Ce qui est certain, à tout le moins, c’est que son suicide n’avait pas d’autre signification qu’altruiste : il voulait sauver des enfants, il s’agissait d’amour et de salut, peut-être de devoir moral, « d’impératif catégorique » comme dit Kant, mais à coup sûr pas de haine et de meurtre. Aujourd’hui, nos ennemis visent nos pays, non pas tant parce qu’ils interviennent en Syrie ou au Mali, que parce qu’ils sont à la fois laïcs, démocratiques et culturellement chrétiens. Depuis des lustres, bien avant même nos opérations anti-Daech au Proche-Orient, les pays occidentaux de la coalition étaient, avec Israël, dans le collimateur des fondamentalistes islamistes. C’est là ce qu’on a tendance aujourd’hui à oublier. Pour ne pas « stigmatiser », selon la formule désormais consacrée, on se dissimule à soi-même que l’action des massacreurs est d’abord et avant tout religieuse. Sans un rapport proprement absolutiste au sacré, sans les promesses paradisiaques que font miroiter les religions, fussent-elles de salut terrestre, comme le marxisme et le nationalisme, il n’est pas de sacrifice possible, et cela, du reste, s’entend jusque dans le mot lui-même : pas de sacrifice sans rapport au sacré.

Et voilà pourquoi nous sommes si dépourvus face à ces attaques. La vérité, c’est que nous ne savons plus que faire, comment réagir, quand les religions prêchent la mort, quand l’agneau de dieu devient l’agneau du diable et que la guerre s’est installée dans les têtes. Faut-il alors tenter de comprendre la haine, d’expliquer le geste du salaud qui tue froidement une fillette parce qu’elle est juive, qui égorge un innocent parce qu’il appartient à la nation des « ennemis » ? Expliquer, n’est-ce pas déjà prendre le risque de justifier en montrant que ce qui est advenu était déterminé par des causes, donc en quelque façon inévitable ? Et pourtant, on ne peut pas se contenter de traiter les leaders du prétendu « État islamique » de salauds ou de fous. D’abord parce qu’ils ne sont pas différents de nous, qu’ils appartiennent à la même espèce humaine et qu’ils pensent sans doute agir pour le bien. Ensuite parce que si nous remontons un peu dans notre histoire jusqu’aux guerres de religion, nous constatons avec effroi que nous nous sommes conduits tout aussi mal qu’eux. Les historiens sont là pour nous rappeler que, pendant la Saint-Barthélemy, on est allé jusqu’à embrocher des enfants vivants avant de les mettre à rôtir dans l’âtre au seul motif qu’ils étaient protestants, le tout, bien entendu, au nom de l’amour du Christ. Quant à la guerre de Vendée, elle a atteint dans l’abomination des sommets inimaginables, le tout entre bons Français. Du reste, attendu que les émules de Daech et d’Al-Qaida se comptent malheureusement par milliers, voire par millions, le diagnostic de folie est manifestement beaucoup trop court. L’hypothèse la plus raisonnable est donc qu’ils sont comme nous, nos semblables, mais dans une situation historique, morale et intellectuelle qui nous échappe assez largement parce qu’elle nous semble appartenir à une sorte de Moyen Âge qu’on parvient mal à identifier tant il est en décalage avec notre modernité à la fois culturellement judéo-chrétienne et démocratique.

La vérité, c’est que nous ne savons plus que faire, comment réagir, quand les religions prêchent la mort.

À défaut d’expliquer, il nous faut donc comprendre, si difficile que cela paraisse, ce qui ne signifie en rien justifier, mais tenter d’entrer autant qu’il est possible dans la tête de ceux qui nous haïssent en partant de ce que nous connaissons, de ce que nous avons vécu nous-mêmes dans la vieille Europe. Or ce qui se rapproche le plus de l’islamisme fanatique, malgré des différences historiques évidentes, c’est le nazisme : même sentiment d’humiliation, même misère sociale et humaine de pays dévastés par les guerres à quoi s’ajoutent une idéologie forte, pleine de sens et d’avenir radieux face à des États laïcs désespérément neutres, une vision communautariste du monde, le fanatique ne connaissant pas l’individu mais seulement le « corps social » et, enfin, une véritable détestation de l’Europe des Lumières, une Europe dont l’idéal laïc serait tout simplement mortel au fondamentalisme. Pour toutes ces raisons, c’est moins dans les armes que dans les têtes qu’il faut mener le combat, ce qui ne le rendra certes pas plus simple, mais peut-être plus efficace.

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