N° 132 - ÉTÉ 2020

C’est la durée de l’existence qui la complique !

J’en suis maintenant certain : l’augmentation de l’espérance de vie est responsable de la plupart de nos problèmes. Réduisez la longévité et les caisses de retraites ne seront plus menacées de faillite, les hospices cesseront d’être trop petits, le budget de la Sécurité sociale retrouvera l’équilibre.

J’ai parfois la nostalgie du Moyen Âge, époque où l’on mourait entre 30 et 40 ans en laissant veuve une femme qui était la première et qui avait le bon goût de ne pas survivre trop longtemps à son défunt, où les héros populaires ne faisaient pas de vieux os, où l’on disparaissait en pleine jeunesse sans risque de laisser une image détériorée. Aujourd’hui, on joue de plus en plus les prolongations. Vingt et un mille centenaires rien qu’en France ! On croit rêver même lorsque, parfois, ça tourne au cauchemar. Si la mort continue à avoir aussi mauvaise presse, c’est parce qu’elle interrompt sans véritable espoir de reprise le cours des jouissances terrestres. Tout se passerait pour le mieux dans le meilleur des mondes si les progrès de la médecine, de la chirurgie et de la pharmacie n’aboutissaient pas à complexifier l’existence voire à déstabiliser notre société. On constate en effet une notable augmentation des divorces, des procès, des maladies et des infirmités. La saturation du système hospitalier s’explique ainsi, de la même façon que l’encombrement des prétoires. En vivant plus vieux, le justiciable accroît les risques de contentieux. Côté argent, le phénomène est identique. Les écarts se creusent avec les décennies : à 70 ans, les riches sont un peu plus riches et les pauvres encore plus pauvres. Ce n’est pas tout. Si les jeunes décrochent aussi difficilement un premier emploi, si le tableau d’avancement a tant de peine à bouger, c’est parce que les anciens adolescents, devenus vieux, s’accrochent aux commandes. Ajoutez à cela que la surpopulation produite par le ralentissement momentané des trépas encombre tragiquement les péages d’autoroutes, les plages, les crèches, les transports en commun, les universités, les cinémas d’exclusivité, les trottoirs, les épiceries, les self-services, les caisses de supermarchés, les stations de taxis, les guichets de la Sécurité sociale, bref tous les endroits de notre pauvre planète où l’homme semble perdre de sa valeur originelle en se multipliant à l’infini.

NE DITES PLUS « DE MON TEMPS ». SOYEZ DU VÔTRE…

Quand je m’adresse à moi-même, je me parle comme si j’avais encore 20 ans. Sans aucun respect pour mon statut de nonagénaire ni pour mes états de service. Non que j’oublie les seconds mais que le premier a bien du mal à m’entrer dans la tête. Comment m’accorderais-je les égards dus à la sagesse alors que je continue à commettre les mêmes bêtises que voilà plusieurs décennies ? Pourquoi me témoignerais-je un surcroît d’attachement alors que je me supporte moins et que je ne m’estime pas davantage ? À ce point, la stabilité de caractère ne peut être qu’inquiétante puisqu’elle se manifeste surtout dans la légèreté et l’erreur. Infortunés ceux qui ne changent pas plus de comportement que d’avis : ils n’ont tiré aucune leçon de l’expérience, aucun bénéfice des bévues passées et refusent délibérément de masquer leur manque d’atout en jouant la carte de la vieillesse. Une carte plus vermeille que dorée. Le troisième, le quatrième et le cinquième âges ne sont bien vus que des marbriers.

Je sais que les vieux favorisent parfois leur propre ségrégation en coupant le contact avec les générations montantes, en s’arc-boutant à des concepts obsolètes, en pratiquant l’isolationnisme moral. Or, le principal danger de la sénescence réside dans la propension à ne pas comprendre plus tard les sentiments qu’on éprouvait beaucoup plus tôt. J’ai gardé pour la bonne bouche le pire : le rejet des livres, des films, des chansons et des talents qu’apprécient des gens plus jeunes que soi. Certes, on n’est pas obligé de conserver les mêmes goûts. Encore faut-il se tenir au courant, juger en toute équité et ne pas boycotter systématiquement la nouveauté. On doit se défendre aussi contre cette monomanie référentielle consistant à comparer tous les jours le présent au passé et à trouver meilleur tout ce qui se faisait naguère. Il est relativement facile d’éviter ces propos pessimistes, négatifs et souvent de mauvaise foi : ils sont toujours livrés à l’ouïe dans une phrase commençant par « de mon temps ». Locution absurde, imprudente, haïssable puisque le fait d’être vivant implique qu’on est toujours du temps présent. Je déconseille donc à ceux qui souhaitent rester dans le coup de se vanter de connaître depuis un demi-siècle un ténor de la politique ou une vedette du spectacle.

CHAQUE ÂGE, MÊME LES  DERNIERS, A SES PLAISIRS

Longtemps, j’ai envié ceux qui, expirant en pleine jeunesse, laissent un souvenir sans rides. Aujourd’hui, je suis assez fier de mon visage raviné. D’abord, parce que mon pessimisme foncier m’interdisait de penser qu’avec une salive raréfiée je tiendrais encore le crachoir. Ensuite, parce que sur le versant descendant de l’existence, on bénéficie d’une considération qu’on n’aurait pu obtenir vingt ans plus tôt. Enfin, parce que je crois sincèrement, profondément, intensément que, comme l’affirme la sagesse populaire, chaque âge a ses plaisirs. En premier lieu, le plaisir d’évoquer le passé souvent plus délicat, plus raffiné que la tentation d’imaginer l’avenir. La mémoire qui refuse parfois de préciser le nom d’un interlocuteur rencontré la veille se montre étrangement fidèle dès lors qu’il s’agit de ressusciter des personnages perdus de vue depuis plusieurs décennies. Connaissant les règles et les enjeux d’un long parcours, les chausse-trapes de l’itinéraire social et les guets-apens des rencontres affectives, on ne s’observe plus soi-même sans indulgence et on ne regarde plus les autres sans jubilation. Plaisir moins avouable, celui de voir ses ennemis quitter notre vallée de larmes un à un, si l’on a pris la précaution de les choisir en mauvaise santé.

ON DOIT SE DÉFENDRE CONTRE CETTE MONOMANIE CONSISTANT À TROUVER MEILLEUR TOUT CE QUI SE FAISAIT NAGUÈRE.

À chaque nouvelle disparition, on a la sensation d’avoir fait alliance avec la Providence puisque, grâce à son aide, on peut enfin occuper seul un terrain qui fut âprement disputé. Dans un univers où l’on parvient à tout prévoir, l’impossibilité de programmer sa mort confère un caractère ludique à toute longévité. Plaisir d’être catalogué parmi les citoyens présumés raisonnables, d’entendre son éloge funèbre à chaque distinction obtenue, de délivrer aux jeunes de précieux et inutiles conseils dont ils vous remercieront en vous cédant parfois leur siège dans les transports en commun. Plaisir enfin – et celui-là est assez nouveau – de constituer à défaut d’une force sociale cohérente un important groupe de pression économique. Jusqu’en 1980, les retraités se sentaient exclus des grands équilibres. En 2020, devenus cibles privilégiées des marchands de voyages, de loisirs, de prothèses diverses, ils participent – malgré l’augmentation de la CSG – à la prospérité du pays.

Pour toutes ces raisons et bien d’autres qui ne regardent personne, je voudrais exprimer ma gratitude envers mes parents et la Nature. Certes, ils ne m’ont accordé aucun des dons exceptionnels qui font les sportifs de haut niveau et les intellectuels de gauche mais ils m’ont doté d’un corps qui ne m’a toujours pas trahi et d’un cerveau assez cartésien pour comprendre que ne peut se dégrader sur le tard que ce qui a été préalablement en état de marche.

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