N° 142 - Automne 2023

Singularité de l’amour des enfants

Invité à Genève à la Journée des associations romandes pour l’enfance, mon ami Antonio di Florio, le président de « Tous unis pour l’enfance » me demande d’expliquer les raisons pour lesquelles nous éprouvons le sentiment d’avoir vis-à-vis des enfants une responsabilité particulière, sans doute différente et plus pressante que celle que nous avons envers des adultes.

De fait, le meurtre d’un petit enfant nous bouleverse en général plus que tout autre crime. Sans même avoir besoin d’y réfléchir, on se met spontanément à la place des parents, on imagine leur peine indicible, irrémédiable. Il est clair que ces petits êtres nous arrachent des sentiments qui dépassent toutes les autres formes d’amour ou d’amitié qu’on a pu connaître au cours de sa vie. Il faut ne pas avoir eu d’enfants, ne pas avoir connu cette expérience si singulière et pourtant si banale, pour ne pas en avoir conscience. De fait, on a beau avoir aimé ses parents, ses frères et sœurs, être, comme on dit si bien, tombé fou amoureux d’un partenaire adulte, reste que l’amour des enfants est à nul autre pareil, et je voudrais ici tenter de dire pourquoi, car il s’agit d’une expérience qui peut échapper même à des personnes d’une grande intelligence si elles ne l’ont pas éprouvée par elle-même.

SARCASMES DÉPLACÉS

Je pense en l’occurrence à Milan Kundera, sans nul doute l’un des plus grands écrivains de notre temps. J’ai grande admiration pour lui, mais j’ai observé qu’il s’était souvent irrité de l’emphase mise sur l’amour des enfants au motif que nos sociétés modernes seraient, selon lui, en proie au jeunisme, les enfants étant désormais devenus, à l’encroire, les seuls êtres dignes de compassion. Dans un de ses livres, La lenteur, il met en scène sa femme, Véra, qui l’interroge sur la famine qui venait alors de dévaster la Somalie (c’était au début des années 90) : « Est-ce qu’il y a aussi des vieux qui meurent dans ce pays ? » La réponse de Kundera tombe, évidemment ironique, à vrai dire, sarcastique : « Non, non, ce qui a été si intéressant dans cette famine-là, ce qui l’a rendue unique parmi les millions de famines qui ont eu lieu sur cette terre, c’est qu’elle fauchait seulement les enfants. Nous n’avons vu aucun adulte souffrir sur l’écran même si nous avons regardé les informations tous les jours, précisément pour confirmer cette circonstance jamais vue. »

Du reste, ajoute l’écrivain, toujours sur un mode ironique, c’est en bonne logique qu’on a confié aussi à des enfants le soin de réunir les fameux sacs de riz adressés en grande pompe aux petits Somaliens, une vision sentimentale du monde, abstraite et médiatique, qui baigne dans l’infantilisme et le jeunisme. Victoire de la niaiserie, donc, d’après Kundera. Toute révérence gardée, je pense exactement l’inverse. À l’ironie pessimiste du grand écrivain, j’opposerai volontiers les quelques pages que Hans Jonas a consacrées à l’enfance dans son livre, Le Principe responsabilité, des pages qui, malgré mon admiration pour l’auteur de La Plaisanterie, me semblent infiniment plus justes et plus profondes que son humour grinçant et talentueux, mais faux.

Selon Jonas, en effet, les États ont envers les enfants qui dépendent ou pourraient dépendre d’eux « une responsabilité bien différente de celle du bien-être des citoyens en général ». Il poursuit : « L’infanticide est un crime comme n’importe quel autre meurtre, mais un enfant qui meurt de faim, c’est-à-dire un enfant dont on accepte qu’il meure de faim, est un péché contre la première et la plus fondamentale de toutes les responsabilités qui existent pour l’homme comme tel. » De fait, le petit enfant est non seulement vulnérable, fragile, mais sa vulnérabilité est pour ainsi dire une « vulnérabilité a priori pour autrui » en ce sens que sa vie ne peut se poursuivre sans l’aide des adultes. Elle fait donc appel en tant que telle, de manière intrinsèque, sans passer par le détour d’aucun raisonnement, à une réponse immédiate de notre part.

VICTIME INNOCENTE

Avant toute demande explicite (comment le nourrisson pourrait-il demander quoi que ce soit ?), elle incarne ce que le souci de l’autre, et pas seulement de soi a de plus profond, une responsabilité qui ne saurait être compensée, comme dans le monde des adultes, par une quelconque réciprocité. J’ajouterais que dans l’optique universaliste qui est, à juste titre, celle de l’action humanitaire, l’enfant incarne par excellence la catégorie abstraite de la victime : sa responsabilité n’est pas engagée dans les conflits où il est maltraité, et son appartenance à quelque communauté que ce soit n’est jamais que celle de ses parents. Veiller sur les enfants est donc un devoir sans autre limite que celle de nos possibilités. Bien entendu, il reste toujours des progrès à accomplir dans ce domaine et le travail des associations reste à cet égard essentiel. Mais ne soyons pas pessimistes, car le souci de la protection de l’enfance, aussi étrange que cela puisse nous paraître aujourd’hui, est une idée typiquement moderne, liée qu’elle est à l’invention, puis à l’extension du mariage d’amour.

À l’inverse de l’opinion selon laquelle l’amour maternel serait naturel, instinctif et, par là même, présent de toute éternité, nos meilleurs historiens, à commencer par Philippe Ariès (on lit et relit toujours avec profit son ouvrage fondateur, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien régime, Éd. Seuil, 1973), ont montré combien, au Moyen Âge, la mort d’un petit était souvent tenue pour moins grave que celle d’un cochon ou d’un cheval. Au XVIIIe siècle encore, seul un enfant sur deux parvenait à l’âge de 10 ans, tant la mortalité infantile était élevée. Contrairement à une opinion, là encore courante mais fausse, les grands his-toriens du Moyen Âge ont démontré, faits et arguments à l’appui, que cette mortalité enfantine élevée n’était pas essentiellement due à l’état embryonnaire de la médecine. Des pratiques, aussi courantes qu’intentionnelles, contribuaient puissamment à cette situation.

MALTRAITANCE MÉDIÉVALE

Ce n’est pas parce qu’ils mouraient tôt qu’on s’abstenait d’aimer les enfants, mais parce qu’on ne les aimait pas, ou à tout le moins pas comme aujourd’hui, qu’ils mouraient tôt. C’est d’abord la mise en nourrice, si fréquente à l’époque dans les villes, y compris chez les commerçants relativement aisés, qui équivalait pratiquement à une mise à mort. Un autre grand médiéviste, Jean-Louis Flandrin (dans son livre Familles, Éd. Hachette 1976), rapporte le cas, nullement exceptionnel, d’une nourrice à laquelle on avait confié douze enfants en vingt ans… et qui n’en rendit pas un seul vivant au bout du compte ! Ce qui sidère, par rapport à nos valeurs d’aujourd’hui, c’est qu’elle ne fut aucunement inquiétée, ce qui indique assez combien l’habitude était passée dans les mœurs. C’est ensuite l’abandon qui sévissait dans des proportions considérables, comme on en voit la trace dans des contes de fée comme Le Petit Poucet, dont la scène originelle (on laissera évidemment de côté la suite, les bottes de sept lieues) n’a malheureusement rien d’un fantasme. Il reflète au contraire la réalité de l’époque. On estime, en effet, que l’oblation touchait encore au XVIIIe siècle 30% des petits en Europe.

AU MOYEN ÂGE, LA MORT D’UN PETIT ÉTAIT SOUVENT TENUE POUR MOINS GRAVE QUE CELLE D’UN COCHON OU D’UN CHEVAL.

Mais, aussi invraisemblable que cela paraisse, une troisième habitude venait, si l’on ose dire, parachever le travail : celle que les parents prenaient alors de dormir avec les nourrissons au risque (mais c’était un risque calculé) de les étouffer pendant la nuit. La chose était si courante encore à l’aube du XVIIIe siècle que les prêtres en faisaient volontiers un thème de prédilection dans leurs homélies, exhortant les pères de famille à cesser de toute urgence de dormir dans le même lit que les nouveau-nés. Aujourd’hui, non seulement nous sommes attachés comme jamais à nos enfants, mais leur mort est à coup sûr la chose la plus atroce qui puisse arriver au sein d’une famille. Ce changement d’attitude est lié au passage, dans l’Europe moderne, d’un mariage arrangé, ou « mariage de raison », à un mariage fondé sur l’amour et pour l’épanouissement de l’amour au sein de la famille. En général, les produits de l’affection deviennent eux aussi des objets d’affection. Et à n’en pas douter, c’est cet amour singulier qui nourrit aussi la sympathie que nous ne pouvons qu’éprouver face au malheur qui frappe les parents face au deuil d’un enfant, une sympathie qui anime la générosité de ceux qui prennent de leur temps pour s’occuper de la protection de l’enfance.

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