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© Stockphoto / Ekaterina79
N° 126 - Été 2018

Einstein et les Rolling Stones

Princeton, le 14 mars 1951 : Albert Einstein est assis sur la banquette arrière d’une grosse berline. Il est entouré de Frank Aydelotte, l’ancien directeur de l’Institut de Princeton, et de son épouse. Exceptionnellement, il porte une cravate. C’est le jour de son anniversaire. Il vient de le fêter dans un restaurant de la ville où il a également remis le premier Einstein Awards for Achievements in Natural Sciences. Il a 72 ans. Sa lourde tête se balance dans son habituelle auréole de cheveux longs dressés jusqu’à la pointe. Quelques jours auparavant, il avait pourtant reçu une lettre d’une enfant de 6 ans, Ann Kocin, qu’on peut lire au musée Einstein de Berne : « Je vous ai vu en photo dans le journal. Vous devriez vous faire couper les cheveux. Cela vous permettrait de mieux voir. »

EINSTEIN APPARTENAIT À LA PATRIE DES REBELLES, À LA PETITE NATION DE CEUX QUI TIRENT LA LANGUE.

De nombreux photographes sont là, ces parasites de la gloire qui le traquent depuis des heures et le pressent maintenant de bien vouloir les gratifier d’un sourire. Or, le vieil homme n’a jamais aimé les injonctions, pas même celles qui ne portent que sur la production de risettes de circonstance. Ils doivent le savoir puisque c’est de notoriété publique : n’a-t-il pas maintes fois expliqué qu’il déteste les appareils photo, les questions servies en rafales, la déformation systématique de ses réponses dans les journaux ? Alors, pour montrer son agacement, ou bien son refus de se prêter au jeu de la représentation codifiée, Einstein leur tire ostentatoirement la langue. L’esprit Dada à l’état pur. Arthur Sasse est le seul des paparazzis à avoir le réflexe d’appuyer sur le bouton de son appareil à ce moment précis.

ON PEUT SUBODORER QU’EINSTEIN EÛT ÉTÉ BEAUCOUP PLUS ROLLING STONES QUE BEATLES.

Fier de son coup, Einstein se servira de la photo recadrée comme carte de vœux pour les années 1952, 1953, 1954 et 1955 (après, il était mort). Elle lui collera ensuite à la peau, tel un tatouage indélébile, comme si son geste improvisé et plus simple qu’une équation avait résumé l’entièreté de son personnage. Elle deviendra de surcroît une source d’inspiration quasi inépuisable pour les artistes et les publicitaires, qui la colorieront, la déformeront, l’interpréteront et la détourneront à leur guise.

Vingt ans plus tard, autres temps, autres mœurs : les Rolling Stones s’apprêtaient alors à sortir Sticky Fingers, leur album le plus explosif et le plus riche en nouveaux sons, fruit d’une longue maturation (404 jours exactement, selon les meilleurs biographes du groupe). Quelques mois auparavant, en avril 1970, en prévision d’une grande tournée européenne, ils s’étaient préoccupés de disposer d’un logo qui les symbolisât. Contacté par leur agent, le directeur du Royal College of Art de Londres leur avait recommandé de faire appel à un talentueux étudiant de 24 ans, John Pasche. S’inspirant d’images de Kali, la déesse hindoue du temps destructeur, souvent représentée tirant à tout-va sa longue langue rouge, celui-ci dessina séance tenante le logo le plus iconique de l’histoire du rock : une sorte d’écho graphique épuré de la bouche lippue de Mick Jagger. Symbole d’insolence et de provocation sexuelle, cette langue tirée entre deux grosses lèvres se démultipliera, comme celle moins épaisse d’Einstein, en posters et en pochettes, en tee-shirts et en pin’s.

John Pasche avait-il aussi en tête le geste du père de la relativité en composant son dessin ? L’histoire ne le dit pas. Reste que, même si cela procède d’une rétroprojection qui n’a guère de sens, on peut subodorer qu’Einstein eût été beaucoup plus Rolling Stones que Beatles : il appartenait à la patrie des rebelles, à la petite nation de ceux qui tirent la langue.

Mais il y a autre chose de plus subtil, qui a trait avec la physique quantique… Voyons de quoi il s’agit.

Qu’est-ce que la réalité ?

Niels Bohr et Albert Einstein ont été de grands amis, autant que Mick Jagger et Keith Richards, mais à partir de la fin des années 1920, les deux physiciens se sont opposés gentiment mais fermement à propos de l’interprétation à donner à cette toute nouvelle physique. Débat de très haut niveau, on s’en doute, autour d’une question simple, au moins à formuler : qu’est-ce que la physique quantique nous permet de dire de la réalité ? Dit-elle tout ce qu’on est en droit d’en savoir ou lui manque-t-il des ingrédients ?

Nos deux physiciens n’étaient pas du tout d’accord à ce propos. Leurs arguments étaient très abstraits, mais une analogie va nous aider à les illustrer. Imaginez que vous voyiez un livre intéressant dans les rayonnages d’une bibliothèque publique et que, au moment où vous voulez l’emprunter, vous vous entendiez dire par le bibliothécaire que le catalogue n’a aucune trace de cet ouvrage. Comme le livre portait toutes les références semblant indiquer qu’il faisait bien partie du fond de la bibliothèque, la conclusion à laquelle vous arriveriez, si vous suiviez le raisonnement d’Einstein, est que le catalogue est incomplet : il existe au moins un élément de réalité – cet ouvrage précisément – qu’il ne mentionne pas alors qu’il le devrait.

Bohr, lui, répugnait à considérer qu’il existât une réalité objective, indépendante de l’appareil de mesure. Selon lui, ce qu’une théorie physique peut prétendre décrire, ce sont seulement des phénomènes incluant dans leur définition le contexte expérimental qui les rend manifestes. Dans l’exemple du livre dans la bibliothèque, sa position aurait été de considérer que le catalogue était bel et bien complet, qu’il constituait la seule vraie référence du fonds de la bibliothèque, et que le livre que vous aviez cru voir sur l’une des étagères n’était donc qu’un produit de votre imagination ou une pure hallucination…

Ce qui est extraordinaire dans cette affaire, c’est que ces deux points de vue philosophiques antagonistes ont pu être départagés par une expérience magnifique qui fut dirigée par Alain Aspect au début des années 1980, et dont les résultats auraient ravi Bohr et fait tomber Einstein de sa chaise.

Cette expérience a en effet montré que, dans certaines situations, deux particules qui ont interagi dans le passé sont intriquées, très fortement corrélées, au sens où elles ont des « liens » que leur distance mutuelle, aussi grande soit-elle, ne suffit pas à séparer. Elles constituent en somme un tout inséparable : ce qui arrive à l’une des deux, où qu’elle soit dans l’Univers, est irrémédiablement intriqué à ce qui arrive à l’autre particule, où qu’elle soit dans l’Univers. La paire formée par les deux particules a des propriétés globales que n’ont pas les particules individuelles : le tout est plus que l’ensemble de ses parties.

LE TOUT EST PLUS QUE L’ENSEMBLE DE SES PARTIES.

Cette « non-séparabilité », qui aurait tant surpris Einstein, ne fait-elle pas penser aux Rolling Stones ? Toutes leurs aventures solos ont été des désastres, aucun d’eux n’étant capable de porter à lui seul le halo symbolique qui les entoure. Mais en tant que groupe, ils forment une totalité qui est bien plus que l’addition de ses membres. Même s’ils ne se parlent pas, même s’ils ne se regardent pas, ils jouent comme si leurs instruments étaient intriqués les uns aux autres, comme corrélés à distance. Keith Richards l’a d’ailleurs formulé lui-même en ces mots : « Je ne sais pas comment ça a pu arriver, mais un lien s’est créé entre nous, qui tient toujours malgré tout le reste, comme un pacte très solide.

Voilà une assez bonne définition de l’intrication quantique, qu’on pourrait donc appeler l’effet Rolling Stones. Après tout, ces garçons-là ont fait leurs preuves en la matière, et depuis longtemps : leur âge moyen est plus élevé que celui des juges de la Cour suprême des États-Unis. Il y a donc bien des cas où ni le temps ni l’espace ne font quoi que ce soit à l’affaire. Mais cela n’empêchera pas, heureusement, la tournée qu’ils vont effectuer dans les prochains mois de les mener en des lieux bien précis, à des dates bien fixées, ce qui permettra de les croiser en chair et en os dans l’espace-temps terrestre.

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