N° 118 - Automne 2015

Impressions d’Egypte

Etant né en Egypte, je me suis souvent demandé pourquoi ce pays exerçait une telle fascination, tant auprès du public, que des écrivains et, dans une époque plus éloignée, auprès de ceux qu’on appela les « grands voyageurs ». En vérité, à peine l’interrogation soulevée, la première réponse qui vient à l’esprit est en rapport direct avec une certaine image que l’on se fait de l’Egypte elle-même.

Le romancier ressemble un peu à un fellah dont le champ aurait été présemé par une main invisible.

Vers le milieu du XIXe siècle, une voyageuse écrivait : « En Egypte, celui-là même qui n’est pas poète se sent pris d’une indéfinissable rêverie ; son âme, à son insu, s’élève vers le créateur de ces merveilles ; la pensée voyage vers l’infini, dans le vague ; les yeux, éblouis, contemplent ce spectacle dont aucun pinceau, aucune plume, ne saurait faire le fidèle tableau… » A la description de cette voyageuse, on pourrait ajouter comme il se doit la splendeur des monuments, le grandiose, la démesure, le fleuve-dieu, bref : les pharaons. Mais ce serait trop facile. D’autres civilisations n’ont-elles pas laissé des traces, sinon moins riches, du moins tout aussi émouvantes ? Il suffit de penser à la Grèce ou à la Rome antique. Alors ? Pourquoi ?

Il y a quelque temps, une amie évoquait une personne de son entourage qui était passionnée de livres. Il en possédait paraît-il plusieurs centaines. Mais, curieusement, pas n’importe quels livres : il collectionnait les registres. Des registres de toutes sortes. Un original, quoi ! Or qu’est-ce qu’un registre, sinon un moyen de conserver par écrit une trace intelligible, organisée. Partant de cette réflexion, somme toute banale, mon esprit s’est mis à voyager. J’ignore comment — sans doute par le jeu des associations d’idées —, j’en suis arrivé à méditer sur le rapport qui pouvait exister entre l’écrit… et l’attrait pour une civilisation. Lorsque les premiers archéologues abordèrent les rivages de la Grèce, ils n’eurent pas besoin de dictionnaire. Les monuments s’exprimaient en un langage clair, compris de tous. L’album de souvenirs s’étalait sous leurs yeux, avec ses légendes. Limpides. Il en fut de même pour la Rome antique.

L’Egypte, elle, était muette. Elle n’offrait au voyageur que des signes étranges gravés dans la pierre : les hiéroglyphes. Et ceux-ci conservaient jalousement les secrets de leurs vies antérieures. Par conséquent, la vision d’un monde recelant des mystères indéchiffrables, parce que transcrits en des manuscrits illisibles, ne peut que frapper les imaginations. Et l’imaginaire est souvent porteur de magie. L’imaginaire, enfant du silence.

Les siècles passent.
Les temples conservent leurs secrets.

Aux alentours de 1822, tout bascule. Grâce à une pierre de gra-nit retrouvée dans le Delta, Champollion met à jour le code. Les monuments sortent de leur enfermement millénaire. Alors, on se dit que l’imaginaire va se diluer, que cette passion du monde pour la terre des pharaons s’atténuera ; mais non, c’est l’inverse qui se produit. Au lieu de perdre de son mystère, ce qui se révèle l’accentue plus encore ; d’autant que des noms magiques ont surgi de la nuit : Isis, Horus, Seth, Rê… des rituels, des dieux, des sortilèges, des portraits d’hommes modestes ou royaux, des fresques couleur de chair qui murmurent des récits guerriers, et racontent le destin de tout un peuple.

Nous voici à l’orée du XXe siècle. L’imaginaire, qui s’est prolongé à travers le verbe et la matière, demeure plus vif que jamais. L’écrit a rejoint l’imaginaire…

C’est en cela que l’Egypte est du pain bénit pour les auteurs. Avant même d’avoir posé le premier mot, le romancier est déjà en possession d’une richesse littéraire unique. Il ressemble un peu à un fellah dont le champ aurait été présemé par une main invisible. Il ne lui reste plus qu’à se pencher pour récolter. C’est sans doute pourquoi, depuis des siècles, des centaines d’auteurs commentent cette terre, l’abandonnent, la reprennent, la transmettent avec plus ou moins de bonheur selon que leur connaissance et, surtout, selon que leur intérêt pour cette terre est sincère. Car on a coutume de dire que l’on ne trahit pas ce que l’on aime. Et il faut admettre qu’on a souvent trahi l’Egypte, et justement au nom et à cause de cette égyptomania, à n’importe quel prix.

Néanmoins, conclure que la fascination pour ce pays commence et s’arrête au pied des pyramides, c’est faire abstraction de l’essentiel. Car l’Egypte n’est pas qu’un immense musée à ciel ouvert, c’est aussi une formidable école d’étonnement. Les premiers jours, on est à la fois étonné et révolté puis, insensiblement, l’étonnement l’emporte et subsiste indéfiniment. Ce n’est pas que l’œil soit tout d’abord frappé de stupéfaction, comme s’il éprouvait la sensation de choses jamais vues. Au contraire, très vite le pays semble presque familier, comme si l’on y avait vécu autrefois dans « une autre vie ». Les récits de voyage ont été trop nombreux, les gravures trop répandues, les photographies trop affichées dans toutes les agences de tourisme du monde, pour se croire nouveau Robinson, descendu dans une terre inconnue. Non, il s’agit d’autre chose. On est frappé aussi par l’animation chaotique qui règne partout. Il ne s’agit pas d’une animation active, de gens affairés comme à Londres ou à Paris, mais d’une animation factice, qui donne le sentiment d’un désœuvrement général.

L’enfant pieds nus et boueux qui vous détaille de son regard gorgé de lumière.

Que font-ils ? Où vont-ils ? Pourquoi ?

Autour de nous, le visage des gens trahit cette indifférence d’esprit, cette nonchalance, cette non-préoccupation de tout, même de l’existence. Tout peuple a un mobile supérieur qui l’agite, le pousse au travail. En Occident, l’obsession de la réussite, l’adversité, le goût du dépassement, ou l’instinct de survie jettent des millions d’hommes dans une fièvre continue. Ici, rien de tel. Une mouche les distrait, un rien les fait rire aux éclats. Le portier fixant le néant devant un immeuble, le vendeur de maïs qui évente l’air d’un geste millénaire, l’enfant pieds nus et boueux qui vous détaille de son regard gorgé de lumière, la chute du soleil entre les palmiers à fleur de désert, des fillettes en habits de fête accroupies au bord d’un canal. Bref, la perception de vivre en plein cœur d’une mosaïque éclatée, irréelle. On découvre aussi — et c’est peut-être le point le plus important — le mysticisme qui se dégage de cette terre. Très vite les anciens prirent conscience de dépendre d’une double puissance : le soleil et le fleuve possédant chacun un aspect destructeur et créateur. Ces deux phénomènes naturels avaient en commun un cycle de mort et de résurrection. Car, tout comme le lever quotidien de l’astre solaire et l’arrivée annuelle de la crue, aux yeux des anciens la résurrection des hommes apparaissait elle aussi inévitable.

La vie, la mort, la résurrection. Et si la vraie réponse était là ? Finalement, ce pays ne nous place-t-il pas devant les interrogations primordiales de l’individu ?

La vie, la mort, la résurrection.

C’est ici la clé de voûte. Que l’on soit romancier ou lecteur. Voyageur ou archéologue, quelle importance ? Qui pourrait demeurer insensible à la vue de cette formidable fresque où se côtoient — parfois à notre insu — les notions sacrées évoquées il y a un instant : la vie, la mort, l’immortalité. Pour ma part, je pense qu’elle se situe dans ces limites, la passion pour l’Egypte. Progressivement, en se révélant au fil des siècles, cette terre a fait de nous des témoins, des rêveurs, des amoureux, et des hommes qui se laissent parfois à croire que, peut-être, la mort n’existe pas.

Footnotes

Rubriques
Chroniques

Continuer votre lecture