N° 118 - Automne 2015

Querelles scolaires

En 1988, l’écrivain britannique Roald Dahl, auteur entre autres choses du fameux Charlie et la Chocolaterie, écrit un court roman, Matilda : l’histoire d’une petite fille surdouée qui sait lire à cinq ans et dévore en cachette de ses parents tous les classiques de la littérature anglaise. L’intérêt du récit de Roald Dahl qui est une utopie du monde renversé réside dans ce retournement des valeurs : les parents de Matilda, téléphages frénétiques, ne comprennent pas que leur fille perde son temps, le nez dans d’obscurs ouvrages, au lieu de se délecter avec eux devant le petit écran, à regarder feuilletons, séries et jeux. Le père, furieux de voir son autorité remise en jeu par cette péronnelle insolente, en sera réduit à déchirer ses livres et à la punir si elle continue à lire.

L’école nous éduque à l’immobilité et au silence.

La fantaisie de Roald Dahl est hélas devenue près de trente ans après une quasi-réalité. La récente réforme introduite par la ministre de l’Education nationale en France et supprimant l’enseignement du latin ainsi que celui de l’allemand, au motif qu’ils favorisent l’élitisme des meilleurs, va dans le sens d’un nivellement général confondu avec l’égalité des chances. Dans de nombreux établissements scolaires, la lecture, l’apprentissage, le sérieux sont désormais des objets de moquerie de la part d’une majorité d’élèves, lesquels ne supportent pas qu’un d’entre eux s’isole pour travailler, refuse de se plier à la loi commune du chahut et de la paresse.

Depuis ses débuts, l’école a fait l’objet d’une fascination mâtinée de réticence : lieu de la promotion sociale mais aussi du rejet. Elle instaure en premier lieu, comme l’usine et le bureau, l’apprentissage de la contrainte horaire qui s’est généralisée avec la naissance du capitalisme. Arriver à l’heure, s’arracher au confort d’un lit douillet reste encore, pour tous les enfants, la principale gageure du début de journée avec la menace toujours suspendue d’un blâme en cas de retard. A cette tyrannie des horloges qui nous oblige à découper les jours, les semaines et les mois selon un calendrier qui n’est ni celui du cœur ni du corps s’en ajoute une autre : l’école nous éduque à l’immobilité et au silence. « Le premier but de l’école est d’apprendre à rester assis », disait Kant. Pour le dire vite : l’école n’est pas la vie, elle en est même la négation et c’est bien ce que tous ses contestataires vont lui reprocher. Elle est ce lieu où les murs sont clos, le monde provisoirement récusé, la société laissée à la porte, la famille suspendue. Elle fait partie de ces instruments civilisateurs, jadis étudiés par Norbert Elias, et qui, à l’orée des Temps modernes, entre le XIVe et le XVIe siècle, ont façonné le visage de l’Europe, ont discipliné en nous les instincts : acquisition des manières de table avec l’introduction de la fourchette et du couteau, condamnation des bruits corporels incongrus, etc. Bref, elle fait de nous des corps domestiqués capables de contrôle sur leurs pulsions. Il faut croire que cette domestication n’est jamais acquise puisque aujourd’hui même la plupart des enseignants se plaignent de deux choses concernant leurs classes : le bavardage incessant des élèves et leur incapacité à se concentrer, la trépidation permanente de ces jeunes organismes toujours en proie au démon de l’agitation.

La classe, enfin, est un théâtre où le professeur, toujours en représentation, délivre son enseignement à des enfants qui jouent sur cette scène leur propre image et mettent leur individualité en danger devant les autres. De là que beaucoup d’élèves se sentent dans cette enceinte comme dans un tribunal où leurs pairs les jugent, les objectivent, les enferment dans une image. « Tout le monde s’est moqué de moi » : combien de petits garçons ou de petites filles reviennent de l’école, porteurs de cette mauvaise nouvelle qui peut les marquer durablement puisque aller en classe, c’est d’abord apprendre à être jugé et accepter la validité de ce jugement. Non seulement acquérir des connaissances mais aspirer à la reconnaissance des autres, c’est-à-dire se mettre sous la coupe de procureurs pas toujours bienveillants.

Dramaturgie du procès : jusqu’à il y a peu, l’école pouvait instiller en nous un sentiment durable d’infériorité. L’ancien système d’instruction avec sa pratique des châtiments corporels et surtout de l’humiliation publique quand le maître ou la maîtresse soulignait à haute voix la nullité, l’incompétence d’un sujet, l’envoyait au piquet, passait ses nerfs sur une tête de Turc qui devenait un objet de risée générale, a constitué à juste titre un objet d’horreur pour tous les réformateurs. La classe est l’un des premiers lieux où nous défendons la cause la plus chère qui soit, c’est-à-dire nous-même, où nous devons quêter l’approbation de nos contemporains.

Si nous voulons mieux saisir l’animosité qu’engendre l’école, il faut la replacer dans le contexte de l’individualisme démocratique d’après Mai 68 : celui-ci apparaît en effet après la Révolution française comme une double révolte et contre la hiérarchie au nom de l’égalité et contre la tradition au nom de la liberté. Seul apte à diriger ma vie, à lui donner un sens, je ne peux accepter les ordres d’un tiers et encore moins subir l’odieuse tutelle d’une société dans laquelle je ne me reconnais pas. Je suis mon propre maître, et ce dès mon premier souffle. Cette égalisation des conditions et l’aspiration au gouvernement de soi-même rend insupportable l’obéissance à un professeur, arbitrairement investi du pouvoir de transmettre et de sanctionner. Double problème en fait : à la délégitimation de l’autorité enseignante fait pendant la récusation parallèle des savoirs enseignés. De quel droit en effet m’impose-t-on des programmes que je n’ai pas choisis et dont l’utilité me semble contestable ? De quel droit un inconnu ose-t-il porter un jugement sur moi et me communiquer des connaissances sans lien avec ma vie présente ? Pourquoi apprendre une langue étrangère qui ne m’intéresse pas, suivre des cours d’histoire sur les siècles révolus, m’obliger à lire des romans écrits il y a deux ou trois cents ans ? « Le livre, madame, c’est fini », répondait en 2010 un élève d’une classe de banlieue à sa professeur qui voulait obliger les petits à lire au moins trois ou quatre ouvrages dans l’année.

Pourquoi m’obliger à lire des romans écrits il y a deux ou trois cents ans ?

De quel droit surtout un enseignant se mêlerait-il de me donner des ordres quand on sait la perte de prestige de ce métier aujourd’hui ? Quand les professeurs, sous-payés, se comparent eux-mêmes à des kleenex et se vivent comme une catégorie prolétarisée, mal considérée de surcroît par une partie de la population qui leur reproche leur incompétence, leurs grèves et leurs vacances ; soumis enfin de la part des parents à une véritable guérilla à l’intérieur des lycées et souvent méprisés par leurs élèves qui connaissent le montant exact de leur salaire et le comparent aux rémunérations fabuleuses des présentateurs de la télévision, chanteurs, champions de sport, grands patrons ?

Car l’école nous fait obligation de nous intéresser à des sujets a priori sans intérêt et qui peuvent de plus encombrer inutilement notre cerveau, voire contrarier une vocation particulière. Tout est là en effet : ou bien je me pense comme le dépositaire d’une tradition, le maillon d’une chaîne dont je ne suis qu’un relais ou bien je réduis le monde à moi-même : il a commencé le jour de ma naissance et disparaîtra pour moi le jour de ma mort. Il est mon contemporain et rien d’autre. Rien de ce qui m’a précédé ne m’intéresse a priori, ne me concerne, ne me regarde. On assiste donc à un double refus de l’autorité comme position et de l’autorité comme compétence. Mais une chose est de comprendre et de surmonter les résistances que l’institution scolaire peut susciter chez les enfants, une autre d’en faire un lieu de divertissement où « l’on ne doit pas s’ennuyer » (Najat Vallaud-Belkacem), où l’Etat lui-même, par la voix de sa ministre et de ses pédagogues, promeut l’enseignement de l’ignorance en le présentant comme le summum de la modernité. Nous en sommes là en France.

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