« Futur Fossil Spaces » de Julian Charrière. Cet artiste s’intéresse aux interactions qui existent entre nos sociétés actuelles et les ressources géologiques. Son installation à l’Arsenal de Venise pour la Biennale fait référence au plus vaste désert de sel du monde, le Salar d’Uyuni, en Bolivie. Sous l’étendue blanche, le précieux carbonate de lithium est une ressource inestimable, dont l’exploitation modifie le paysage.
x
« Futur Fossil Spaces » de Julian Charrière. Cet artiste s’intéresse aux interactions qui existent entre nos sociétés actuelles et les ressources géologiques. Son installation à l’Arsenal de Venise pour la Biennale fait référence au plus vaste désert de sel du monde, le Salar d’Uyuni, en Bolivie. Sous l’étendue blanche, le précieux carbonate de lithium est une ressource inestimable, dont l’exploitation modifie le paysage. © Andrea Avezzu / Courtesy Biennale de Venise
N° 127 - Automne 2018

Ces artistes embarqués dans l’odyssée verte

Ils sont révoltés et atterrés par l’attentisme politique. Ils veulent dénoncer, éveiller en s’emparant du processus créatif pour investir l’espace public et l’action citoyenne. Artistes de renommée internationale ou éco-artistes engagés, ils sont les nouveaux expérimentateurs et médiateurs du changement environnemental. Leurs œuvres détiennent-elles les clefs d’un futur écologique ?

L’écologie n’a pas toujours été le dada des artistes. Elle fut longtemps l’apanage d’activistes politiques. Et si un artiste s’en emparait, il était d’emblée taxé de radical ou de militant de pacotille. Pourtant, lors de la Biennale de Venise de 1968, l’Argentin Nicolas Uriburu ose un geste solitaire dans le paysage artistique de l’époque, colorer les eaux du canal de Venise en vert fluorescent pour en dénoncer la pollution. Provocatrice, cette teinture assumée sera reprise en 2010 par Greenpeace dans la rivière Riachuelo à Buenos Aires. Geste artistique pour ébranler le politique, loin d’être obsolète, au contraire. Évolution lente des mentalités, statu quo révoltant, les performances des années 1970 n’ont pas suffi. On se souvient pourtant des belles heures de l’engagement, celles des 7 000 chênes de Joseph Beuys plantés près de Cassel pour la Documenta 7 en 1982 ou celles d’autres artistes « conscients », le regard tourné vers la nature, sa composition, son évolution et son immensité. Beuys veut impliquer le regardeur responsable, chacun d’entre nous, plusieurs générations même, gardiennes du temps de la vie des arbres. L’Anglais Peter Hutchinson, alchimiste en herbe, n’hésite pas à gravir les flancs du volcan Paricutin au Mexique pour déposer, sur les bords du cratère, du pain humidifié recouvert de feuilles de plastique afin d’en observer la lente altération. Un brin utopiste, amoureux du végétal dans tous ses états, Hutchinson s’extasie, expérimente, photographie aussi pour garder trace de ses œuvres éphémères qui mettaient déjà en scène des déchets. Poésie de l’instant, du cycle de la nature, de sa beauté, une posture que revendiquent les membres du Land Art, né à la fin des années 1960 aux États-Unis qui fit se confronter pour la première fois l’art et le milieu naturel. On ne parle pas encore d’art écologique, mais l’idée d’un changement social, de l’adhésion à une contre-culture, germe dans les esprits. Lente et timide insémination de l’écologie dans l’art.

Prise de conscience récente

Cinquante ans plus tard, on ne compte plus les manifestations artistiques liées à la protection de l’environnement. Déforestation, biodiversité, réchauffement et migration climatiques, déchets, pollutions, autant de thèmes que d’occurrences artistiques. La crise du monde moderne a réveillé les consciences vertes, inquiètes et en quête de solutions alternatives pour assurer la transition écologique. Embarqués dans la cause verte, depuis 2003, plusieurs artistes ont participé aux expéditions de Cap Farewell et du bateau Tara d’Agnès b., aventures multidisciplinaires à l’avant-garde qui font se côtoyer, à l’instar des grandes expéditions maritimes du passé, les artistes et les scientifiques pour une observation commune de l’environnement. En plein milieu de l’océan Arctique, la voix de l’artiste allait sortir de son hibernation. Ainsi, Pierre Huyghe ou Xavier Veilhan furent embarqués. Plus récemment, la jeune artiste Noémie Sauve (au nom prédestiné) dessine les poissons et les coraux sortis de l’eau dont la fluorescence la fascine.

Bascule culturelle

En 2015, la COP21, conférence internationale sur le climat – qui a abouti à l’Accord de Paris engageant les pays à réduire leurs gaz à effet de serre pour limiter le réchauffement climatique – a été un des déclencheurs. Puis Donald Trump et sa décision de retirer les États-Unis du Plan Climat : « Ce qui a tout accéléré, c’est l’élection de Donald Trump, le climato-sceptique. Le milieu de l’art n’était pas spécialement en avance auparavant. Mais là, on a assisté à une bascule culturelle et à une forte ré-action de la société civile, en particulier du milieu culturel. Paradoxalement, ça a renforcé l’intérêt pour le climat », analyse Alice Audouin, pionnière du lien entre art et développement durable et fondatrice en 2014 d’Art of Change 21, association française regroupant artistes, entrepreneurs sociaux, accélérateurs du changement « post-carbone » et jeunes leaders de la transition écologique. L’art est aujourd’hui au centre des questions écologiques. « De plus en plus d’artistes de renommée internationale s’y intéressent. Aujourd’hui, c’est Marina Abramovic qui s’implique pour la protection des océans avec son œuvre Rising », souligne-t-elle, précisant que l’intérêt d’une artiste d’une telle envergure est un marqueur évident. Dans Rising, présentée pour la première fois à la foire Art Basel Hong Kong 2018, le visage de Marina Abramovic apparaît en réalité virtuelle enfermé dans un réservoir en verre qui se remplit progressivement d’eau. « Je me suis dit qu’il serait intéressant de créer quelque chose dont vous pouvez faire l’expérience, quelque chose qui changerait véritablement votre conscience, et vous pousserait à agir », a déclaré l’artiste à cette occasion, un message fort, al-lié à une performance médiatique aux contours effrayants, pour éveiller les consciences sur l’élévation du niveau des océans.

Ces artistes, acteurs du changement

Pour la 12e édition de la Manifesta de Palerme, pas moins de 50 artistes sont réunis autour du concept de « Jardin Planétaire » développé en 1997 par le botaniste et paysagiste français Gilles Clément. Nous sommes les gardiens de la nature et de sa diversité, de ce fragile équilibre de plus en plus déstabilisé par les intérêts privés des multinationales et les forces politiques. Pour les artistes, le jardin botanique de Palerme s’apparente presque à un Eden perdu, symbole de ce qu’il faut préserver, cet agrégat miraculeux de différences – multitude d’espèces naturelles – dans une ville qui a su brasser et intégrer des cultures venues d’horizons divers. Ils interrogent le changement climatique et les migrations, tout en regardant l’avenir de la cité sicilienne. L’idée est aussi d’instaurer un dialogue entre interventions culturelles et autorités locales. Ces dernières seraient-elles en train de comprendre que la culture peut jouer un rôle fondamental dans le changement sociétal ? En 2012, ce n’était pas encore le cas, comme le rapporte Michael Pinsky au sujet de son installation Plunge à Londres composée de marqueurs bleus sur les monuments indiquant le niveau de l’eau en 3111 : « Mon œuvre a porté à controverse chez beaucoup de politiques londoniens. Je suis dans la contestation pour faire émerger des questionnements critiques. » Plus récemment, en avril 2018, l’artiste a installé à Londres cinq capsules dans lesquelles il a reproduit la pollution atmosphérique de cinq grandes villes du monde pour sensibiliser les citadins. « Ces artistes ne sont pas seulement des producteurs de représentations. Ils imaginent plutôt des dispositifs de médiation qui interviennent activement dans l’espace public parfois au-delà du champ de l’art », écrit la chercheuse Joanne Clavel en parlant des éco-artistes. C’est le cas d’Haroom Mirza et de son installation Stone Circle qui s’élève au milieu du désert étouffant du Texas. Silhouettes mégalithiques, qui ne sont pas sans rappeler certaines légendes d’adorateurs du soleil ou, plus proches de nous, les expérimentations du Land Art. Mais au-delà de la beauté, cette œuvre exposée par le Ballroom Marfa va permettre à ce centre d’art contemporain de fonctionner à l’énergie solaire, une initiative qui aura aussi un impact sur la communauté locale grâce à un partenariat avec Freedom Solar, premier fournisseur d’énergie au Texas. Autre exemple, Olafur Eliasson, porte-étendard des agissants pour l’environnement, déjà remarqué avec son installation Ice Watch qui avait fait apparaître des blocs de glace du Grœnland sur la place du Panthéon à Paris pendant la COP21, se tourne depuis 2016 vers l’énergie solaire transportée par sa petite lampe en forme de fleur jaune, Little Sun, mise au point avec l’ingénieur Frederick Ottesen. Les recettes de sa commercialisation dans les pays riches servent sa distribution dans les zones qui ne sont pas reliées au réseau électrique, en Afrique notamment. Plus de 600 000 lampes ont déjà été distribuées. « L’art nous aide à nous identifier les uns les autres et à étendre la notion du « nous », en partant du local vers une dimension globale », explique-t-il.

Olafur Eliasson et sa Little Sun. L’artiste veut éclairer le monde grâce à l’énergie solaire.
Olafur Eliasson et sa Little Sun. L’artiste veut éclairer le monde grâce à l’énergie solaire. © Tomas Gislason, littlesun.com
1 / 2
« Fallen Fruit ». Collaboration artistique entre David Burns et Austin Young, commencée à Los Angeles, consistant à référencer tous les fruits des arbres de la ville dans les espaces publics. Installation immersive en papier peint qui dessine une carte des fruits de Palerme pour la Manisfesta 12.
« Fallen Fruit ». Collaboration artistique entre David Burns et Austin Young, commencée à Los Angeles, consistant à référencer tous les fruits des arbres de la ville dans les espaces publics. Installation immersive en papier peint qui dessine une carte des fruits de Palerme pour la Manisfesta 12. © Jim Newberry / Manifesta 12 Palerm
2 / 2

Ces artistes médiateurs et porteurs d’innovation

« L’intuition créative permet de tenter des choses de l’ordre du design social et technologique qu’une approche d’ingénierie seule ne ferait pas », continue d’écrire Joanne Clavel. Intuition de l’avenir, porteur de rêves, vecteur d’innovation, l’artiste a sa place là où le politique et l’ingénieur ne peuvent agir. « Je veux essayer d’être utile, et travailler avec des laboratoires de recherche est une manière de mettre en valeur leurs travaux, trop souvent méconnus », confie la jeune designer Anne Fischer, lauréate du Prix Coal Art et Environnement 2017. De plus en plus d’actions artistiques associent des ingénieurs et des chercheurs. L’art comme laboratoire des possibles ? À la fois artiste, chercheur, archéologue, explorateur, l’Américain Mark Dion en est convaincu. Il construit des scénographies en forme de cabinets de curiosité, recréation d’environnements, quand l’art et la science n’étaient pas si éloignés. Illusion du savoir scientifique aussi, trop oublieux de la réalité de la nature. Les œuvres de Mark Dion aident à se forger une conscience écologique, à se questionner. Comment être au diapason du monde ? Plusieurs jeunes artistes s’intéressent aujourd’hui à la préservation de la biodiversité et cherchent des solutions. D’autres inventent des mondes nouveaux, comme la star de l’art contemporain Tomas Saraceno et son concept d’Aerocene, sculptures flottantes portées par la chaleur du soleil et les rayonnements infrarouges de la terre. Rêve de futurs possibles… Avec la cause écologique, l’art serait-il en passe de redevenir critique et mobilisateur, porteur d’un message clair et non d’un buzz éphémère, statut qu’il avait perdu, dilué dans un système prônant tour à tour le spectaculaire douteux et l’intellectualisation aiguë ? Une chose est sûre, il implique comme jamais le citoyen qui participe aux œuvres et en ressent l’impact social. « Chacun est artiste », l’expression de Joseph Beuys résonne plus que jamais.

Footnotes

Rubriques
Tendances

Continuer votre lecture