N° 117 - Été 2015

Ebola, ma chance

Lorsque j’ai appris que l’épidémie d’Ebola était apparue dans mon village, cela m’a laissé à 37. Chez moi, ai-je pensé, une épidémie en chasse une autre. Une fois c’est le choléra, puis une autre fois c’est la tuberculose, puis c’est même leur Sida-là. Alors, je me suis dit, Ebola fait sa star maintenant oubliant qu’elle ne sera bientôt plus qu’une simple petite has-been.

C’est en dedans d’un gratuit que j’ai lu cette info-là. Je sortais de l’abri de protection civile où j’avais réussi à trouver un coin où poser ma tête. L’article du journal avait une photo énorme. Plus grande que ce qui était écrit en dedans de ça. On y voyait une fille dans un état cadavérique. Je me suis dit, à l’heure-ci où je lis ça, c’est sûr et certain que la fille-là est déjà morte. On l’y voyait comateuse, les yeux grands ouverts, le noir absent. Il ne restait plus que le blanc. Une bave-chien s’échappait de sa bouche entrouverte. Quelques mouches dansaient la samba sur son visage. En toile de fond, un quelqu’un de blanc uni-formé, ganté, casqué, masqué, botté, protégé comme lorsqu’on va intervenir dans une affaire très-très sérieuse. La dernière fois que j’ai vu des images de gens vêtus comme ça, ça remonte à leur catastrophe nucléaire du Japon. Fuku quelque chose. Le nom de cette ville japonaise-là, c’est si compliqué que je n’ai jamais réussi à le retenir en entier. Juste Fuku.

Pour la vérité, Fuku, c’est le nom du village voisin au mien. Le gratuit que j’ai lu disait que la fille mourante-là venait de Fuku. Quand j’ai vu ça, j’ai dit : voilààà !!! ça ne m’étonne même pas. Tout le monde dans ma circonscription, et au-delà, sait que les gens de Fuku sont des sorciers purs-durs. J’étais persuadé que cette fille-là ne mourrait pas d’Ebola. Les Blancs ne savent pas ; ce sont les sorciers de son village qui l’ont finie. D’ailleurs, lorsque je suis arrivé ici chez les Blancs pour les supplier de donner du travail, peu importe, je fais tout moi, mes convillageois que j’ai trouvés ici m’ont dit de parler de Fuku et de ses sorciers. Ils m’ont dit que les Blancs d’ici, quand ils entendent parler des sorciers de Fuku, ils vous donnent seulement vos kaolos pour que vous puissiez rester ici tranquillement. C’est mon convillageois Koffi que j’ai rencontré au centre d’enregistrement qui m’a convaincu : « Dis-leur que les sorciers de Fuku ont menacé de te tuer parce que tu as réussi ton brevet d’études secondaires. Que ces sorciers sont jaloux de nous autres, gens de Bologa. Qu’ils ont visé un éclair pan ! sur ta mère. Puis un autre éclair pan ! sur ton père. Puis pan ! pan ! sur tes frères et sœurs. Que tu es le seul survivant. Et que le chef sorcier de Fuku t’a regardé droit dans les yeux et t’a dit : si tu ne fuis pas tout-suite chez les Blancs, je vais aussi t’envoyer un éclair pan ! »

Bien sûr, j’avais cru comme parole d’évangile à ce que Koffi m’avait demandé de raconter aux Blancs. Et bien sûr, les Blancs m’ont vissé une non-entrée-en-matière. Là-là-là où je suis, je ne peux même plus circuler en paix dans les rues d’ici. Toujours la peur que la police vienne me demander mes kaolos. J’ai appris plus tard que Koffi avait lui-même raconté la même histoire mot pour mot aux Blancs et qu’il convainc tous ses convillageois de balancer cette histoire-là : « Avec ça, dit-il, vos kaolos sont assurés ! » Il convainc même les vrais en-danger-de-mort de changer leur histoire pour raconter celle des sorciers de Fuku. Oh ! Koffi ! Je vous jure, le jour où je revois ce fils de pute de Koffi sur mon chemin, je lui colle une bonne dose d’Ebola sur le visage.

Quelques jours après, un article du gratuit annonçait que Ebola était désormais présent chez moi, à Bologa et dans toute la région. Plus de cinq cents personnes en sont mortes en moins de deux jours. Déjà, Bologa compte tout au plus cent gens. Si cinq cents sont morts en dedans de la région en deux jours, alors-là-alors-là, je crois que tout mon village est tombé.

Je me suis acheté une carte pour avoir le cœur net sur cette histoire-là. J’ai eu une tante au bout du fil. « Nous avons tous fui », elle m’a dit dans une voix vive, mais fatiguée, éprouvée. « Et maman, comment elle va ? » « Elle est… » Et la converstion s’est coupée. « Allô ? Allô ? » Mon cœur a fait le grand écart entre l’angoisse et la peur. Qu’est-il arrivé à maman ? Maman est… Elle est quoi ? Comment finir cette phrase ?

Je pense à la mort de ma mère que j’ai inventée ici pour obtenir mes papiers, mes kaolos. J’aurais mille fois préféré que ceux du village de Fuku finissent ma mère. Car eux, quand ils mangent quelqu’un, on peut au moins faire ses funérailles et l’enterrer en bonne et due forme. Avec leur Ebola-là, la famille ne peut même pas prendre son corps. Qu’est-ce que c’est que ces manières où on vole le corps des gens ? Même Ebola doit comprendre qu’un corps, c’est important de lui faire tous les rites qu’il faut. Maintenant, moi j’ai peur que ces gens ramènent leur Ebola-là à nos ancêtres et les tuent.

J’ai rencontré Koffi ce soir sur la route de l’abri où je dors souvent. Je l’ai tenu par le capuchon de sa veste et l’ai traîné dans le buisson le plus proche. Pan ! Pan ! deux éclairs en plein visage. Je voulais lui casser une ou deux côtes. Il se pourrait que ça fait davantage mal ainsi. Quand j’ai levé le poing pour les lui briser, il a crié : « Arrête ! Arrête ! Pitié mon frère ! » Mon frère ? Je lui ai mis un autre pan ! « Les Blancs vont te donner les kaolos », il a dit. Quoi ? ! Je me suis figé, incrédule. « Ils vont nous donner les kaolos parce qu’il y a Ebola au pays. » Hein ? ! « Oui mon frère ». « Suis pas ton frère, idiot ! » « Oui mon… »

Et si c’était vrai ? Les gens d’ici ne vont quand même pas nous renvoyer dans un pays où Ebola est assis tranquillement. A quelque chose malheur est bon, j’ai pensé. Sourire. Eclat de rire.

Ils n’ont qu’à tous mourir au pays ! Qu’ils meurent tous là-bas ! Moi, je t’adore Ebola ! Gloire à toi ma chérie Ebola ! Tue-les tous, ma douce Ebola ! Tues-en autant que tu pourras. Tue ! Massacre tous les villages de chez moi ! Massacre-les !

Koffi m’a rejoint et nous avons chanté à la gloire d’Ebola. Nous nous sommes assis à même le sol. Koffi a proposé de faire un tour vers la gare. « Tu sais, je lui ai dit, ce n’est peut-être pas une bonne idée. La police rôde à cette heure-ci dans le coin. » « De quoi as-tu peur ? Ils ne pourront plus nous mettre dans un vol direct. »

Koffi roule un joint que nous fumons pour célébrer nos très prochains kaolos. Cette fois-ci, Koffi l’a senti juste. Je lui présente même des excuses pour les éclairs. « C’est rien mon frère », il dit. Soudain, des phares se braquent sur nous. La lumière nous éblouit. Koffi jette le joint bien entamé dans le buisson. Je tâte ma poche, mon papier de non-entrée-en-matière y est soigneusement rangé. Je souris. Je bombe presque le torse. Deux policiers sortent du véhicule. Ils s’approchent d’un pas ferme. J’entends Koffi s’éloigner dans une course folle. Ah ! ce Koffi ! Il est plus dangereux qu’Ebola. Je reste là, seul, déconcerté. Les deux hommes foncent sur moi.

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