N° 134 - Printemps 2021

Du risque de vivre au courage d’agir

– Étrange, tout de même, dans nos pays, cette aversion croissante au risque !
– C’est que nos populations vieillissent… Ce sont les jeunes qui prennent des risques, et les vieux qui tremblent !
– Il y a aussi autre chose, qui est le recul de la religion. Dieu, pour qui y croit, fait une espèce d’assurance tout risque… Et l’on y croit de moins en moins !
– Il était écrit que « pas un cheveu ne tombera de votre tête sans que Dieu l’ait voulu… »
– Cela n’empêchait pas la calvitie, mais consolait les chauves !
– Ou plutôt cela nous consolait tous, chauves ou pas, par l’espérance d’une autre vie, après la mort.
– À l’inverse, moins on croit en une autre vie, plus on a peur de perdre celle-ci, la seule qui nous soit donnée, corporelle et éphémère.
– Eh oui ! Moins on croit au « salut », plus on attache d’importance à la « santé ».
– Les deux mots, en latin, étaient indiscernables, ou plutôt n’en faisaient qu’un.
– Alors qu’ils tendent aujourd’hui à s’opposer, la santé occupant, dans l’esprit de nos contemporains, l’espace laissé vide par l’espérance, de plus en plus obsolète, du salut…
– Pas étonnant que la médecine tende à remplacer la religion !
– C’est ce que j’appelle le panmédicalisme : faire de la santé la valeur suprême, et déléguer en conséquence à nos médecins la gestion non seulement de nos maladies, ce qui est normal sous réserve de notre consentement éclairé, mais la gestion de nos vies et de nos sociétés, ce qui est beaucoup plus inquiétant !
– On ne cesse d’en voir les effets… Faut-il alors « vivre dangereusement », comme le voulait Nietzsche ?
– Sotte maxime ! Je n’y vois qu’un pléonasme ou un mensonge.
– Un pléonasme, parce que toute vie est risquée ?
– Exactement ! Vivre dangereusement, c’est simplement vivre.
– Mais pourquoi un mensonge ?
– Parce que Nietzsche, comme n’importe qui, prenait soin de sa petite santé ! Et ce n’est pas moi qui le lui reprocherai !– Il faut donc vivre prudemment ?
– Bien sûr, mais à condition de ne pas se tromper sur la prudence.
– Les Anciens y voyaient l’une des quatre vertus cardinales…
– Mais c’est qu’eux ne la confondaient pas, comme trop souvent les Modernes, avec l’évitement du danger !
– Que voulez-vous dire ?
– Que la prudence vise à réduire les risques, dans telle ou telle situation, point du tout à les supprimer. Imaginez que quelqu’un vous dise : « En matière d’alpinisme et de sexualité, je suis prudent : j’ai choisi la plaine et la chasteté. » Qu’en penseriez-vous ?

– Que c’est une prudence quelque peu exagérée…
– Je dirais plutôt que c’est un contresens sur la prudence !
Celle-ci est une vertu intellectuelle, disait Aristote : elle ne porte pas sur les fi ns, qui relèvent du désir, mais seulement sur le choix des moyens, qui relève de l’intelligence. Supposons que vous hésitiez entre deux sports, l’alpinisme et le tennis de table. La prudence ne vous enjoint nullement de choisir le second, ni ne vous déconseille le premier. Pratiquez l’un et l’autre, si vous le pouvez, ou choisissez tranquillement celui que vous aimez le plus. Mais si vous optez pour l’alpinisme, la prudence requiert que vous vous donniez les moyens de réduire les risques, le plus possible : en vous procurant un bon équipement, en choisissant un guide expérimenté, en consultant la météo…
– Les risques d’une ascension un peu difficile, même réduits, demeureront pourtant plus grands que dans une partie de ping-pong.
– La prudence n’a rien à y redire ! Si vous voulez supprimer tout risque, renoncez plutôt à vivre !
– Là-dessus, je vous suis volontiers. Je dirais d’ailleurs la même chose en matière de sexualité, qui m’importe plus que l’alpinisme : la prudence ne condamne pas la liberté sexuelle (affaire de désir, plus que d’intelligence), mais conseille, si l’on a des partenaires multiples, de se protéger en protégeant les autres…
– Non pas « vivre dangereusement », donc, ce qui serait en l’occurrence irresponsable, mais vivre librement et prudemment !
– Cela m’éclaire sur le principe de précaution ! À force de vouloir éviter tous les risques, on décourage l’invention, l’innovation, la recherche !
– Tout dépend de la formulation qu’on en donne. Le plus souvent, tel qu’il fonctionne dans les médias et dans la tête de nos concitoyens, le principe de précaution revient à dire : « Ne faisons rien qui présente un risque que nous ne sommes pas capables de calculer exactement, ni certains de pouvoir surmonter. »
– Cela semble raisonnable…
– Sauf que cela revient à dire : « Dans le doute, abstiens-toi ! »
– Et comme il y aura toujours un doute, puisque le risque zéro n’existe pas…
– On s’abstiendra toujours ! Le principe de précaution, ainsi entendu, devient un principe d’inhibition.
– Peut-on l’entendre autrement ?
– Oui, et c’est la formulation la plus fidèle au texte de loi que la France a voté. Renonçant au jargon juridique, je l’énonce ainsi : « N’attendons pas qu’un risque soit
certain ou mesuré exactement pour entreprendre de le réduire ou de le surmonter. » Autrement dit : « Dans le doute, agis ! » Ce qu’on a reproché au docteur Garretta, dans l’affaire du sang contaminé, ce n’est pas d’avoir autorisé des transfusions (car alors ce seraient les témoins de Jéhovah qui auraient raison) ; c’est de n’avoir rien fait quand il a appris que le sang venant des prisons présentait un risque considérablement augmenté par rapport aux autres sources d’approvisionnement.

À FORCE DE VOULOIR ÉVITER TOUS LES RISQUES, ON DÉCOURAGE L’INVENTION, L’INNOVATION, LA RECHERCHE !

Donc deux formulations possibles du principe de précaution : l’une qui en fait un principe d’inhibition, comme tel mortifère…
– Et l’autre qui en fait un principe d’action !
– « Nous sommes nés pour agir », disait Montaigne…
– Et pas pour trembler en attendant passivement le pire !
– « Ce dont j’ai le plus peur, c’est la peur », disait-il aussi…
– Il avait raison ! La peur a sa fonction vitale, qui est de préservation. Mais lorsqu’elle dépasse un certain degré, elle paralyse ou affole. Non seulement elle ne supprime pas le danger, mais elle le redouble ou en constitue un autre, parfois pire que celui qui la suscite !
– C’est pourquoi on a besoin de l’accepter (il est normal d’avoir peur) et de la surmonter, quand on peut. C’est ce qu’on appelle le courage.
– Pas de vie autrement ! Un enfant qui naît : « Il risque de souffrir, de mourir », se disent les parents. C’est plus qu’un risque : une certitude ! Est-ce une raison pour ne pas faire d’enfants ?
– Une histoire d’amour qui commence : « Je risque de souffrir… » Sans doute. Est-ce une raison pour ne pas aimer ?
– Je risque à chaque instant de mourir. Est-ce une raison pour ne pas vivre ?
– Bref, la prudence est peut-être la plus nécessaire de toutes les vertus (« elle est plus précieuse même que la philosophie », disait Épicure), mais elle n’est jamais suffisante, ni la plus haute ! Elle ne tient pas lieu d’amour, ni de justice !
– Pas plus qu’amour ou justice ne peuvent se passer de prudence.
– Ni la prudence dispenser de courage !

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