N° 116 - Printemps 2015

Le Dieu inconnu

Albert Camus, qui fut mon maître à penser, déclarait le 10 décembre 1957, en recevant son prix Nobel : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. Héritière d’une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd’hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l’intelligence s’est abaissée jusqu’à se faire la servante de la haine et de l’oppression, cette génération a dû, en elle-même et autour d’elle, restaurer à partir de ses seules négations un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir. Devant un monde menacé de désintégration, où nos grands inquisiteurs risquent d’établir pour toujours les royaumes de la mort, elle sait qu’elle devrait, dans une sorte de course folle contre la montre, restaurer entre les nations une paix qui ne soit pas celle de la servitude, réconcilier à nouveau travail et culture, et reconstruire avec tous les hommes de bonne volonté une nouvelle arche d’alliance. »

Lorsque l’on cesse d’accepter l’autre, on le nie.

Un vieil ami philosophe me confiait un jour : « Lorsque l’on cesse de poser son regard sur un être, on le tue. » A quoi j’ajouterais : « Lorsque l’on cesse d’accepter l’autre, on le nie. » Ce qui revient au même. Le choix de vivre, plutôt que de mourir ensemble, implique inévitablement la nécessité de franchir un pont ; celui qui mène à l’acceptation de nos frères et, donc, de leurs différences. Or, ces différences, nous le savons, sont multiples : couleur de la peau, sexe, milieu social, convictions politiques et – j’allais dire surtout – appartenance à une religion.

Paradoxalement, lorsqu’au cours de notre existence nous adoptons certaines lignes de conduite, telles que pratiquer un métier plutôt qu’un autre, nouer des liens d’amitié, nous enflammer pour une passion amoureuse, il s’agit généralement d’un choix personnel, réfléchi et volontaire. A contrario, il n’en est pas de même de deux éléments qui sont pourtant fondamentaux : notre sexe et notre religion. Et pour cause, nous ne choisissons ni l’un ni l’autre. Ils nous sont imposés à la naissance. Ce que nous sommes fut déposé dans notre berceau à notre insu par d’invisibles fées, et bien entendu par nos parents.

Nous naissons chrétiens, juifs ou musulmans, parce que nos pères le sont. Le hasard donc. Une loterie. Nous ne nous sommes pas battus pour acquérir cet état. Nous en avons hérité, sans sacrifice. Nulle gloire à en tirer. Par conséquent, n’est-il pas absurde que certains êtres cherchent à revendiquer cette appartenance hasardeuse comme on revendique un exploit ou une action d’éclat ? Je citais le sexe et la religion. Nous n’avons aucun pouvoir d’agir sur le premier élément. Il est inné. On nous a affublés d’un habit que nous porterons, vaille que vaille, jusqu’au bout du chemin.

Il n’en est pas de même quant à notre religion. Une religion peut être polythéiste ou monothéiste et, dans le cas du bouddhisme, athée. Elle occupe une place centrale dans la culture des sociétés humaines. Les relations réciproques entre religions et composantes de la société sont souvent complexes, voire inextricables, car le monde religieux se caractérise fréquemment par la volonté de se distinguer, voire de se séparer, d’un ensemble pour adopter un style de vie spécifique, qui semble le plus approprié à ceux qui l’ont choisi. Néanmoins, ne pourrait-on envisager dans l’avenir d’assister à la fin de ces oppositions doctrinales religieuses ? Le passé, hélas, n’encourage pas à l’optimisme tant il est malheureusement riche en tragédies. Qu’il s’agisse des juifs décimés par la démence nazie, du martyre des premiers chrétiens ou des guerres de religion qui écartelèrent dans le sang catholiques et protestants.

Je ne sais plus qui a dit cette phrase : « Je suis persuadé que nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon, tôt ou tard, nous mourrons tous ensemble comme des idiots. » Alors, pourrait-on imaginer les responsables des religions monothéistes se rassembler en un Concile universel pour mettre à plat tous les différends qui entretiennent ou même exacerbent ces rivalités idéologiques ? Serait-ce si absurde de reprendre en commun la Bible, la Thora et le Coran pour en extraire non ce qui les sépare mais ce qui pourrait les unir ? Vivre en communauté harmonieuse en acceptant les différences qui subsisteraient après cette concertation en profondeur permettrait (peut-être) d’espérer que les vieilles blessures se referment avant de se trouver une fois encore confrontés à des situations dramatiques, voire irréversibles.

De tout temps, hélas, les hommes ont brandi l’étendard de Dieu tel un trophée, se l’appropriant, poussés par on ne sait quelle dérive de l’esprit, les amenant à nier l’existence même de ceux ou de celles qui, selon une vision faussée, ne vénéraient pas le même dieu qu’eux. En réalité, les livres sacrés méritent notre respect. Leur but initial n’est-il pas d’éclairer les hommes, de leur enseigner la sagesse, l’amour : « Ne te venge ni ne garde rancune aux enfants de ton peuple, mais aime ton prochain comme toi-même : je suis l’Eternel », proclamait déjà la Thora dans le Lévitique. Et Jésus de reprendre quelques siècles plus tard : « Aimez-vous les uns les autres. » Et dans le Coran même, on peut lire : « La bonté pieuse ne consiste pas à tourner vos visages vers le Levant ou le Couchant. Mais la bonté pieuse est de croire en Allah, au Jour dernier, aux Anges, au Livre et aux prophètes, de donner de son bien aux proches, aux orphelins, aux nécessiteux, aux voyageurs indigents et aux opprimés injustement. »

Hélas, le drame éclate dès que le message des textes est détourné et qu’il se transforme en prétextes. Ou pire, lorsque le texte est sciemment mal interprété. Et rien n’est plus périlleux et sujet à manipulation que les textes sacrés. Selon le point de vue sur lequel on décide de s’appuyer, ils peuvent prendre successivement le visage de l’amour et de la tolérance ou celui de la haine et du sectarisme. Souvenons-nous : nous naissons chrétiens, juifs ou musulmans, parce que nos pères le sont. Une loterie. Cela nous accorde-t-il le droit de nier l’autre parce qu’il n’a pas tiré le même numéro ?

Par les temps qui courent, il devient urgent de faire sauter tous ces verrous qui isolent les teneurs du monothéisme dans leur doctrine. Mais pour y parvenir, il faudrait que chacun accepte de se remettre en question, et admette qu’il n’est pas détenteur de LA vérité, mais d’une parcelle seulement de cette vérité. Un rêve ? Une utopie ? Peut-être. Mais, comme l’écrivait Saint-Exupéry, faisons que le rêve dévore notre vie afin que la vie ne dévore pas nos rêves.

Nous naissons chrétiens, juifs ou musulmans, parce que nos pères le sont. Le hasard donc.

Les Athéniens, le peuple le plus éclairé de l’Antiquité, saisissaient toutes les occasions de faire briller leur intelligence : légers et superficiels, ils admettaient volontiers toutes les croyances et tous les dieux ; cette facilité était même poussée si loin que, pour ne pas s’exposer à quelque oubli involontaire, ils avaient érigé un temple, avec cette inscription : « Au dieu inconnu ». Ainsi, si un voyageur débarquait et s’il protestait de ne pas trouver de lieu de culte attribué à SON dieu, on lui indiquait le temple prévu à cet effet.

Tous, tant que nous sommes, il serait bien que nous marchions à la découverte de ce « dieu inconnu », tel le Sisyphe de Camus qui trouverait son bonheur dans l’accomplissement de la tâche qu’il entreprend, et non dans la gloire de cette tâche. Alors, cet univers désormais sans préjugés ni sectarisme ne nous paraîtra plus aussi monstrueux, puisque chacun des grains de sa pierre, chaque éclat minéral de cette montagne humaine, formera un seul monde. Un tout. Sans différences.

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