N° 138 - Été

« Les États n՚ont pas de morale, ils n՚ont que des intérêts »

À quel moment un président bascule-t-il dans la dictature ? Existe-t-il des régimes autoritaires compétents et d'autres incompétents ? Questions délicates. Tant il apparaît que les enjeux économiques et politiques influent sur ces distinctions avec lesquelles ils s'autorisent quelques accommodements.

Alain Bauer est professeur de criminologie appliquée au Conservatoire national français des arts et métiers, mais aussi à New York et à Shanghai. Il a été conseiller de Michel Rocard, puis de plusieurs ministres de l’Intérieur, du président Nicolas Sarkozy et du premier ministre Manuel Valls, entre autres, sur les questions de sécurité et de terrorisme. Auteur de nombreux ouvrages*, dont une trentaine sur la franc-maçonnerie – il fut grand maître du Grand Orient de France – il détaille sa vision objective et sereine du duel entre démocratie et dictature.

Kim Jong-un et Vladimir Poutine
x
(Shutterstock)
Kim Jong-un et Vladimir Poutine, deux dirigeants autoritaires que la démocratie hante.

En supposant que la démocratie soit, comme le disait Churchill, le pire régime à l’exception de tous les autres, force est de constater que sur certains plans (économique, sécuritaire, sanitaire), des pays autoritaires, voire totalitaires, comme la Chine, ont parfois obtenu de meilleurs résultats que les démocraties occidentales. Existe-t-il donc des régimes autoritaires compétents ?

En réalité, il s’agit surtout d’une illusion d’optique. La plupart des pays à régime autoritaire se nourrissent de l’expansion et des besoins des démocraties libérales et surtout du remords colonial des anciens empires les ayant occupés. Il s’agit plus d’un « grand » jeu compliqué, où chacun nourrit l’autre en essayant d’affaiblir le troisième, pour se retrouver ensuite directement confronté à son ancien allié de circonstance. Disons plus simplement qu’un test de démocratie véritable dans la plupart des dictatures ne se traduirait pas par l’élection (ou la réélection) du dictateur local… Quant à l’efficacité, la démonstration de la confrontation au réel se traduit en général, sur le plan économique comme militaire, par une grande désillusion.

L’Allemagne nazie, archétype incontesté de la dictature, a connu d’importants succès industriels et économiques. Au même moment, l’Union soviétique stalinienne connaissait des déboires et des famines. Faut-il en déduire que l’élément nationaliste (présent aussi en Chine et en Russie, entre autres) et une dose de capitalisme rendent les dictatures « prospères » ?

De nouveau, il ne s’agit que d’un effet d’optique. Sans les importants investissements occidentaux, notamment américains, en Allemagne nazie, il n’y aurait pas eu de « succès » économique ou industriel. Indiscutablement, le désordre intérieur aurait été endigué, mais à quel prix ! In fine, en Allemagne et au Japon, ce sont les démocraties – même imparfaites – qui ont gagné. Comme pendant dix ans en Russie, avant que l’aveuglement occidental ne permette le contrôle politique et médiatique du pays au président Poutine, héritier naturel de Boris Eltsine. Il est des dictatures, des régimes autoritaires, des monarchies absolues prospères, du fait de leurs ressources naturelles en général. Ce n’est donc pas leur statut, mais leur sous-sol qui peut assurer leur prospérité. Aucune ne se lancerait dans une aventure démocratique véritable, car chaque chef d’État concerné reste très lucide sur la réalité de sa popularité.

LA PLUPART DES PAYS À RÉGIME AUTORITAIRE SE NOURRISSENT DE L’EXPANSION ET DES BESOINS DES DÉMOCRATIES LIBÉRALES ET SURTOUT DU REMORDS COLONIAL DES ANCIENS EMPIRES LES AYANT OCCUPÉS.

Alain Bauer, criminologue

Est-il moralement acceptable de se satisfaire d’un Kadhafi, d’un roi d’Arabie saoudite ou d’un Erdogan parce qu’il assure une certaine stabilité, finalement moins nocive pour son peuple et le reste du monde qu’une situation anarchique ?

Il n’y a pas de morale dans les relations internationales. Le principe fondateur de la Realpolitik, c’est qu’on fait avec ce qu’on a et que personne n’est le gendarme du monde par définition. Les États n’ont pas de morale, ils n’ont que des intérêts, pourrait-on dire en paraphrasant le général de Gaulle. Parfois, heureusement, quand un processus génocidaire voit le jour, ou quand on apprend du passé, les États réagissent avec des moyens plus ou moins appropriés : condamnation, rupture des relations, boycott, intervention indirecte ou entrée en conflit. On ne peut, par principe, passer son temps à modifier les régimes politiques de tous les pays du monde. En tout cas pas sans un accord entre les plus puissants des États… qui permettent le plus souvent aux microdictatures d’exister.

À partir de quand un dirigeant autoritaire – les exemples ne manquent pas – devient-il un dictateur infréquentable ?

Quand il élimine ses opposants et surtout quand il le fait physiquement.

IL FAUT SE MÉFIER DE L’AUTOCENTRISME CULTUREL ET DE L’IDÉE QUE NOTRE SYSTÈME DÉMOCRATIQUE SERAIT UNIVERSEL PARCE QUE NOUS L’AVONS DÉCIDÉ AINSI.

Alain Bauer, criminologue

On entend souvent parler de la tentation impérialiste américaine. Personne ne nie que Washington est intervenu et intervient encore dans l’évolution, et parfois la révolution, de divers pays du globe. Les États-Unis sont pourtant considérés comme une démocratie. Est-ce à dire qu’à partir d’un certain degré de puissance militaire ou économique, un pays peut agir impunément ?

Tous les pays tentent d’obtenir une influence déterminante dans le monde. Les empires encore plus que les autres. L’empire américain défend ses intérêts (et souvent ceux de l’Occident, mais pas toujours). Il défend l’Europe, mais n’aime guère l’Union européenne. Il ne veut pas voir la Russie revenir au sommet, mais craint surtout la Chine. Les Russes (slavo-orthodoxes), les Iraniens (Perses), les Turcs (Ottomans) ont une mémoire nationale de leur empire. Comme les Français quand on leur parle de Napoléon ou les Anglais quand ils pensent à la reine Victoria. L’impunité est une autre affaire. On se fait toujours prendre, plus ou moins rapidement. Mais la question reste celle de la sanction.

Pensez-vous que le système démocratique et libéral de l’Europe occidentale soit adaptable à tous les pays du monde, et sinon, quels sont les éléments qui y font obstacle ?

Il faut se méfier de l’autocentrisme culturel et de l’idée que notre système serait universel parce que nous l’aurions décidé ainsi. La France, qui se proclame souvent « Reine des li-bertés et des droits humains », continue à entretenir un système judiciaire plus inquisitoire qu’accusatoire et toujours sans habeas corpus. Chacun croit à son système et tente de l’exporter en copier-coller (surtout les États-Unis avec leur concept de Nation Building) et ça ne marche pas souvent, ou pas longtemps. Mais l’idée de la démocratie ou du partage des pouvoirs a souvent réussi à percer, avant de s’affaiblir sans pouvoir s’enraciner. On peut imposer les principes partout. Mais les systèmes ne peuvent survivre qu’en sur-mesure, pas en prêt-à-porter.

Un observateur aussi fin que vous estime-t-il que le monde va vers moins de dictateurs et plus de démocrates ?

Il y a, hélas ! des cycles. Disons que celui que nous vivons provisoirement n’est pas à l’avantage des démocraties libérales. Mais que la résistance ukrainienne à l’invasion russe a réveillé quelque chose, et pas seulement en Occident.

Il semble que bon nombre de citoyens des pays occidentaux se désintéressent de plus en plus de la politique ou pire, se mettent à haïr les élus. À quoi attribuer ce phénomène et surtout, présente-t-il un risque de basculement vers les extrêmes ? Comment remédier à cette situation ?

Les citoyens détestent le mensonge et la dissimulation. Beaucoup d’élus en abusent pourtant. La crise de confiance, qui concerne aussi les journalistes d’ailleurs, a commencé après l’affaire du Watergate et n’a pas connu d’amélioration sensible, malgré quelques rebonds isolés. Le fait de considérer les citoyennes et les citoyens comme des adultes, d’assumer l’erreur, de s’excuser, permettrait de reconstituer un socle de confiance entre électeurs et élus, entre société civile et classe politique, entre opinion publique et médias. Mais il va falloir beaucoup expliquer, dialoguer et reconnaître pour réduire méfiance et ressentiments.

Footnotes

Rubriques
Notre époque

Continuer votre lecture