N° 124 - Automne 2017

Dialogue sur l’humanité

– Vous dites, avec Spinoza, que « le désir est l’essence même de l’homme ». C’est évidemment faux, puisque les animaux désirent aussi !
– Ne sommes-nous pas des animaux ?
– Bien sûr que si ! Mais dès lors que le désir se rencontre tout autant chez les bêtes, il ne saurait constituer l’essence de l’humanité !
– Il me semble que vous faites deux confusions à la fois : entre l’essence et le propre, entre l’humanité et chaque être humain.
– Que voulez-vous dire ?
– L’essence d’une chose, c’est son être (esse, en latin), ce qu’elle est vraiment ou profondément (par opposition aux apparences, qui peuvent être superficielles ou trompeuses), ce que les scolastiques appelaient sa « quiddité », autrement dit la réponse – mais en acte plutôt qu’en mots – à la question « Quid ? » (« Qu’est-ce que c’est ? »).
– Et le propre ?
– Ce qui n’appartient qu’à l’espèce ou à l’individu considéré, qu’il s’agisse d’un trait essentiel ou pas. Par exemple Buffon croyait pouvoir constater que seuls les humains ont des fesses ; à supposer que ce soit exact (donc en laissant le cas des singes de côté), on peut y voir l’un des propres de l’homme, si l’on veut, assurément pas son essence ! Imaginons que nous n’ayons que des cuisses, comme les quadrupèdes : cela ne changerait rien d’essentiel à ce que nous sommes ! Pareil pour le rire selon Rabelais : même en admettant qu’il soit le propre de l’homme (donc en laissant les grands singes, là encore, de côté), cela ne prouverait pas que nous soyons des êtres essentiellement riants !
– Va pour les fesses et le rire ! Mais la raison ? C’est elle qui constitue et l’essence et le propre de l’homme ! Les animaux désirent aussi. Seuls les humains sont capables de raisonner !
– Je ne suis pas sûr qu’il n’y ait pas une forme de raisonnement silencieux, par exemple causal, chez tel ou tel oiseau ou mammifère supérieur. L’absence de mots n’est pas l’absence d’intelligence ! Mais je vous accorde que la raison (en tout cas sous sa forme langagière et prédicative : le logos des Grecs) est le propre de l’homme.
– Et une caractéristique essentielle de l’humanité…
– De l’humanité, oui, sans doute. De vous et moi, j’en doute fort !
– Si nous n’étions pas doués de raison, nous n’aurions pas ce genre de discussion !
– Certes ! Mais cette raison, qui nous permet de dialoguer, est par hypothèse la même en vous et en moi.
– Précisément : c’est ce qui fait que vous êtes, selon la formule consacrée, mon semblable.
– Mais je ne suis pas vous, pas plus que vous n’êtes moi ! C’est la deuxième confusion que je vous reprochais : entre l’humanité, comme espèce, et chaque être humain, comme individu. Que la raison soit une différence spécifique de l’humanité, j’en suis d’accord. Mais c’est précisément ce qui lui interdit de faire la différence entre deux êtres humains. Si nous avions la même essence, vous et moi, nous serions identiques. Notre singularité, à l’un et à l’autre, ne saurait donc se trouver dans le propre de l’humanité, qui nous est par définition commun, mais bien, si j’ose dire, dans notre propre propre, comme individus. C’est ce que Spinoza appelle le désir, qui englobe, dans ses incessantes fluctuations, l’ensemble de notre vie affective.
– Nos désirs sont-ils plus singuliers que notre raison ? J’en doute fort ! Quoi de plus banal, pour un être humain, que de désirer manger, boire, faire l’amour ?
– Mais quoi de plus singulier que la façon de le désirer, et de le faire ?
– Est-ce si sûr ? Voyez comme les films pornos sont répétitifs, interchangeables, presque indiscernables…
– Et comme les femmes avec qui vous avez fait l’amour étaient différentes ! Elles n’avaient pas les mêmes désirs, les mêmes sentiments, la même affectivité…
– Qui ne désire jouir, aimer, être aimé ? Si vous cherchez une essence singulière, pour chacun d’entre nous, il me semble que la mémoire est un meilleur candidat que le désir. Ces femmes, pas si nombreuses, qui ont bien voulu se donner à moi, ou se laisser prendre, elles se distinguaient moins par leurs désirs, au fond très banals, que par leurs souvenirs…
– Sur ce point, je serais porté à vous donner raison…
– Donc Spinoza a tort, et vous aussi, de dire que « le désir est l’essence même de l’homme » ! L’essence de l’humanité est la raison ; l’essence de l’individu, sa mémoire.
– N’allons pas trop vite ! Vous avez marqué un point, je vous l’accorde, mais pas remporté la victoire ! Imaginez un être doué de mémoire mais sans désir aucun, sans affects, comme dirait Spinoza : il ne serait pas humain. Nos ordinateurs et logiciels en donnent à peu près l’idée : mémoire presque infinie, affectivité nulle ! À supposer qu’on transfère la totalité de vos souvenirs sur un disque dur, ce dernier ne serait pas vous, pas plus que vous ne seriez un disque dur !
– Je ne suis pas sûr qu’on parle de mémoire, s’agissant d’informatique, autrement que par métaphore. Mon ordinateur a une mémoire très vaste, mais n’a pas conscience d’en avoir une. Il ne se souvient pas ; il enregistre. Il n’a pas de souvenirs. Il n’a que des octets !
– C’est ce que les spécialistes appellent « l’intelligence artificielle faible » : une puissance de calcul et de mémorisation, ou d’enregistrement, comme vous dites, mais sans conscience d’elle-même.
– Ce n’est donc une intelligence, là encore, que par métaphore. Nos logiciels ne pensent pas ; ils simulent la pensée, d’ailleurs très efficacement, mais sans le savoir. Ils n’ont pas d’idées, puisqu’ils n’ont pas conscience d’en avoir. Deep blue, le super-ordinateur qui a battu le champion du monde aux échecs, ne savait même pas qu’il jouait !
– Mais les mêmes spécialistes rêvent d’une intelligence artificielle forte, comme ils disent, autrement dit consciente d’elle-même…
– Vous y croyez ?
– Ça ne me paraît pas impossible. Le cerveau est une machine, à sa façon. Pourquoi une machine ne pourrait-elle pas faire ce qu’il fait, avec la même conscience de le faire ?
– En théorie, peut-être. En pratique, nous en sommes loin, et je n’ai même pas le sentiment qu’ils aient progressé sur cette voie qu’ils prétendent explorer ! L’ordinateur le plus performant du monde, avec les logiciels les plus sophistiqués, a exactement le même niveau de conscience que la vieille machine à écrire dont je me servais, il y a cinquante ans, pour écrire mes premiers textes : un niveau strictement égal à zéro !
– Il est bien difficile de passer de la matière à la conscience autrement que par la médiation du vivant…
– Mais revenons à notre point de départ. Imaginez un robot, dans un ou deux siècles, doué d’une « IA forte », comme disent nos transhumanistes. Il n’est pas plus difficile de lui prêter des désirs, par exemple les vôtres, que des idées ou des souvenirs…
– Alors qu’il ne serait pas humain pour autant, ni ne serait moi…
– Donc, j’y reviens, le désir n’est pas «l ’essence même de l’homme », ni en tant qu’espèce ni en tant qu’individu !
– La mémoire non plus, ni la raison, puisque le même argument vaut pour les souvenirs et les idées !
– Qu’allons-nous en conclure ? Qu’il n’y a pas d’essence de l’homme ?
– Il faudrait pour cela que nous ne soyons rien, ce qui est difficile à penser !
– C’est pourtant ce que vous dirait Sartre : chez nous, les humains, « l’existence précède l’essence », ce qui signifie que chacun d’entre nous « n’est d’abord rien » – non pas un être, donc, mais un néant ou un pouvoir de néantisation…
– Pourquoi ne pourrait-on le dire aussi d’un robot, dans quelques siècles ? Lui aussi pourrait n’être « rien d’autre que ce qu’il se fait », autrement dit être libre…
– Il faut bien, pourtant qu’on l’ait fabriqué, avant qu’il se fasse !
– C’est vrai aussi des humains. Que nous soyons « d’abord rien », il me semble que n’importe quel nouveau-né prouve assez clairement le contraire ! Il faut bien qu’il soit, avant de faire quoi que ce soit !
– Qu’est-il ?
– Son corps : trois ou quatre kilos de chair et de sang, de neurones et d’os…
– Je reconnais bien là votre matérialisme ! Le corps est l’essence même de l’homme !
– Je dirais plutôt que l’essence de chaque individu est son propre corps. Mais c’est un corps humain, celui que nous avons reçu et qui nous fait être, doué de mémoire et de raison, je vous l’accorde, mais aussi de désirs, accordez-le-moi !
– Pourquoi privilégier ceux-ci ?
– Parce qu’aucun souvenir ni aucune raison ne valent, sinon par le désir qui les vise ou les porte ! Parce qu’aucun souvenir ne tient lieu d’action ! Parce qu’aucune raison ne tient lieu d’amour ni de courage !
– Pas plus que le désir ne tient lieu de mémoire ou de raison…
– Les trois, ensemble, mais dans un même corps, sont donc l’essence même de l’homme !
– Mais seule la raison est le propre de l’humanité !

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