N° 116 - Printemps 2015

Le désir de reconnaissance

Quand Ulysse revient à Ithaque après vingt-deux années d’absence, décidé à châtier les usurpateurs qui veulent prendre sa place, il commence par se déguiser en vieillard mendiant. Le premier être vivant qui le reconnaît est son chien Argos qui meurt aussitôt, « couvert de tiques, abandonné sur le fumier », puis sa nourrice Euryclée qui lui lave les pieds et revoit une blessure causée par un sanglier. Mais Ulysse lui intime l’ordre de ne rien dire. Puis il va trouver Pénélope et accueille avec joie sa proposition de prendre pour époux celui qui sera capable de tendre l’arc d’Ulysse. Aucun des hommes présents n’y arrive : seul Ulysse y parvient et, aidé de son fils Télémaque, massacre tous les prétendants. Mais Pénélope doute toujours et espère de cet étranger un signe indubitable qui lui prouvera qu’il est bien le mari qu’elle attend : elle ordonne de dresser le lit conjugal, solidement implanté dans le sol, qu’Ulysse a construit de ses mains, et là l’époux se confie et décrit amoureusement le lit d’olivier aux incrustations qu’il a conçu lui-même. Alors seulement Pénélope se jette dans ses bras et l’étreint.

Le culte des êtres d’exception ne va pas sans la jouissance contradictoire de leur chute.

De nombreux récits littéraires ont mis en scène ce moment particulier où un inconnu dans une famille ou un groupe se fait reconnaître comme un familier : tel le Colonel Chabert de Balzac, ancien grognard donné pour mort à la bataille d’Eylau (1807) qui revient dix ans après pour recouvrer sa fortune et son épouse. Celle-ci, remariée et épouvantée par ce revenant qu’elle croyait mort, va le cajoler et le persuader de renoncer à tous ses biens et de finir comme un malheureux à l’asile. Plus inquiétant encore, de nombreux ouvrages policiers exposent le cas de personnes atteintes d’amnésie et qui ne parviennent plus à s’identifier ; ainsi de Christine, dans le roman de Steve Watson, Avant d’aller dormir (2011), une femme, victime d’un sévère accident vingt ans plus tôt, qui se réveille chaque matin sans reconnaître celle qui la regarde dans le miroir, persuadée qu’elle est une étudiante à l’Université alors qu’elle a 47 ans et vit mariée depuis deux décennies.

D’emblée la notion de reconnaissance s’articule autour d’un désir immédiat : ce que je voudrais être aux yeux des autres. Qui ne se rêve pareil aux stars, immédiatement identifiées sans avoir besoin de décliner leur état civil ? A ces êtres hors du commun, il suffit d’apparaître pour être, leur visage est si familier qu’il parle pour eux. Condensant sur eux la plus vaste quantité de désir social, ils semblent soustraits à la contingence qui nous frappe tous : leur existence est nécessaire, ils promènent partout où ils vont l’allure, la grâce de demi-dieux. Mais quand la célébrité vieillit, que les photographes la surprennent dans des situations embarrassantes, le visage fatigué, le corps grossi, les yeux battus, alors nous réalisons que la star, homme ou femme, dans son panthéon clinquant, échappe peut-être à l’anonymat mais succombe tout comme nous aux atteintes de l’âge, au désarroi, à la solitude et parfois à la misère (la disparition progressive de la beauté chez les actrices somptueuses est une figure de rhétorique obligée dans une certaine presse qui l’enregistre et la détaille avec un sadisme navré). Le culte des êtres d’exception ne va pas sans la jouissance contradictoire de leur chute.

Rien de tel pour nous, contraints comme nous le sommes de toujours donner des preuves, de démontrer aux autres que nous sommes bien celui que nous disons. Le problème de la reconnaissance ne se pose pas de la même façon dans les sociétés d’Ancien Régime et dans les nôtres. Le monde d’hier, celui d’avant la Révolution, vit sur trois piliers : la répétition, la reproduction, la prédestination. Chacun selon son statut, son sexe, son rang social se voyait assigner une tâche particulière qu’il devait mener à bien jusqu’à la fin. Le serf travaillait la glèbe pour son seigneur ; les marchands, artisans, commerçants constituaient l’embryon d’une classe bourgeoise ; les clercs et les prêtres servaient l’Eglise avec un espoir de promotion pour les plus habiles, les plus intelligents. Quant à la noblesse, elle s’adonnait aux jeux, à la chasse et à la guerre. La vie se déroulait sous le double signe de la coutume et de la transcendance : il fallait obéir à ses supérieurs, respecter les croyances, suivre les usages. Les enfants vivaient comme leurs parents qui eux-mêmes avaient vécu comme leurs ancêtres ; l’existence ne se déroulait pas sous le signe de l’innovation mais du recommencement. Bref, les sociétés d’Ancien Régime s’étaient prémunies contre le plus redoutable des ennemis : le Temps qui passe et emporte tout. Chacun devait être immédiatement identifiable par son rang et son occupation. Comme le disait Tocqueville, la société d’alors était une immense chaîne qui allait du manant au souverain.

La Révolution française a brisé cette chaîne. Les deux notions phare du monde classique, la tradition et l’autorité, sont remises en cause, l’une au nom de la liberté, l’autre au nom de l’égalité. Si tous les hommes naissent libres et égaux en droits, pourquoi obéiraient-ils à des supérieurs dont ils ne reconnaissent pas le talent ou la compétence, pourquoi vivraient-ils comme leurs parents alors qu’ils peuvent faire mieux, éviter les peines qui ont frappé ces derniers ? C’est qu’entre-temps, dans cet univers soumis à la loi de la fatalité, une notion nouvelle s’est fait jour : l’amélioration possible par chacun de son sort. Une vie plus belle, plus riche est promise à tous, pourvu de s’en donner les moyens. Refusant de se laisser dicter sa conduite par une loi extérieure, l’individu ambitionne de sortir de l’esclavage mental qui assujettissait jadis les humains au passé, à la communauté ou à Dieu, la royauté. Mais soustrait de l’arbitraire des pouvoirs par une batterie de droits qui garantissent son inviolabilité (au moins dans un régime constitutionnel), il expie la permission d’être son propre maître d’une constante fragilité. Jusque-là, en effet, les hommes s’entre-appartenaient à travers des réseaux de relations et de réciprocité qui les entravaient mais leur garantissaient aussi une condition et une place. Nul n’était vraiment indépendant, une série de devoirs et de services enlaçait chacun à ses proches, la sociabilité était riche et variée. Dès lors qu’il est délié de toute obligation et se retrouve son propre guide, sous le seul fanal de son entendement, l’individu perd du même coup l’assurance d’un lieu, d’un ordre, d’une définition. En gagnant la liberté, il a perdu aussi la sécurité, il est entré dans l’ère du tourment perpétuel où il doit constamment se justifier devant les autres.

Exister c’est expier, payer indéfiniment l’audace de parler à la première personne.

C’est là que le problème de la reconnaissance devient le problème central de la modernité. Si le procès est devenu, à l’âge démocratique, la figure pédagogique par excellence, le raccourci saisissant de l’aventure humaine, c’est à un auteur célèbre des Lumières que nous le devons, Jean-Jacques Rousseau, qui, dans ses Confessions, ne va cesser de redresser la mauvaise image que les hommes ont de lui. Comme lui, nous voyons dans les prétoires le lieu où défendre la cause la plus chère qui soit, c’est-à-dire nous-mêmes. Contraints de faire nos preuves, nous devons quêter l’approbation de nos contemporains, les convaincre, les émouvoir et donc placer notre sort entre leurs mains. Vouloir être soi, ce n’est pas seulement tenter de se connaître, c’est aspirer à la reconnaissance d’autrui au risque de se mettre sous sa coupe. Exister c’est expier, payer indéfiniment l’audace de parler à la première personne. Le tribunal des autres ne rend aucun verdict définitif : si je ne suis jamais condamné, je ne suis jamais non plus acquitté et ce jusqu’à mon dernier souffle. Telle est la contrepartie de notre liberté : notre image ne cesse de fluctuer, semblable aux cotations de la Bourse, au gré des valeurs que nous attribuent l’opinion. Un jour en hausse, un jour en baisse, nous ne sommes sûrs que de l’instabilité de notre situation. Nous sommes peut-être devenus maîtres de notre destin, nous restons démunis, expropriés de nous-mêmes.

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