N° 139 - Automne

Mon chalet a du style

Longtemps boudé, le design montagnard commence à séduire les amateurs de mobilier qui retrouvent dans l’authentique et le rustique les valeurs du bon sens paysan.

L’intérieur du chalet de Méribel construit par Charlotte Perriand.
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(Fred Lahache)
L’intérieur du chalet de Méribel construit par Charlotte Perriand entre 1960 et 1961.

Malheur aux adeptes du « jetons cette vieillerie, à quoi veux-tu qu’elle nous serve ? » aux malades du tri pas très sélectif, aux fanas du « si c’est vieux, c’est que c’est moche ». À vous tous qui avez oublié que la mode n’est qu’un éternel recommencement, sachez que vous avez peut-être jeté des trésors cachés. Des objets du quotidien de vos aïeux qui, aujourd’hui, font le bonheur des collectionneurs et des amateurs de belles choses qui se les arrachent en boutique, sur le Net et même dans les salles de vente aux enchères. Depuis moins de cinq ans, la Suisse est rattrapée par un phénomène qui sévissait déjà aux États-Unis et en France : le boom du meuble montagnard. Des tabourets qui servaient à traire les vaches, les buffets dans lesquels nos grands-parents entassaient le peu de vaisselle qu’ils possédaient, des luges en bois… tout y passe ! Et on ne parle même pas des créations de designers aussi prestigieux que Charlotte Perriand, dont les œuvres atteignent depuis déjà longtemps des prix faramineux.

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(Josseline Rivière)
Charlotte Perriand (au centre) entourée du graphiste et architecte Pierre Faucheux et de l’ingénieur et designer Jean Prouvé à l’époque de la construction de la station de ski Les Arcs, en 1968.

Ah, ces fameux tabourets de vachers rustiques, ceux qui ont inspiré la reine Perriand (1903-1999, à qui la Fondation Louis Vuitton consacra une grande rétrospective il y a deux ans à Paris) ! Quelles que soient leur provenance et la façon dont ils ont été fabriqués, ils se vendent comme des petits pains sur les plateformes de brocante, Selency en tête. Les plus ordinaires peuvent démarrer à 30 francs. Ils serviront de table de chevet ou de guéridon… Tandis que les Perriand, aux enchères ou dans des galeries, sont estimés entre 5’200 et 24’000 francs la pièce…

S’ils sont signés Pierre Chapo, sur le même site Selency, vous les trouvez à 1’900  francs la paire. « Dimensions : H45 x L29 x P29 ; année 1962 ; montage à languettes visible sur tranche de l’assise. Mobilier en orme massif. Très bon état d’usage », précise le vendeur. À ce prix-là, on n’en espérait pas moins… « Pierre Chapo est l’exemple parfait du phénomène actuel », analyse Corine Stübi qui consacra une exposition au designer en 2012. Depuis mars 2010, la Neuchâteloise gère à Lausanne Kissthedesign, galerie spécialisée en antiquités du XXe siècle. Elle y vend les grands classiques du design en réédition, des meubles vintage, modernes et postmodernes d’exception. On y trouve notamment les grands classiques du design suisse, américain, italien, français et danois de 1920 à 1985. Depuis 2017, elle organise aussi le Salon du design à Genève, l’une des plus grandes foires de Suisse romande consacrée au mobilier de collection, dont la prochaine édition se déroulera du 5 au 6 novembre au Pavillon Sicli.

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(DR)
Tabourets en bois de Charlotte Perriand des années 60, dessinés pour la station les Arcs.

Né en 1927 à Paris, Pierre Chapo part travailler comme assistant dans un atelier d’ébénisterie en Arizona. Au cours de ce long périple au milieu des années 50, qui le voit traverser le Mexique, les États-Unis et le Canada en Ford T, il améliore ses techniques d’artisanat et découvre le travail de Le Corbusier, de Frank Lloyd Wright, de Mies Van der Rohe et de Charlotte Perriand, des architectes contemporains qui se sont aussi consacrés au design de mobilier. Il participera à l’aménagement de nombreux chalets entre les années 60 et 80, avec son mobilier massif dessiné majoritairement par le designer Roland Haeusler.

ROI DES FORÊTS

Mais en 2012, quand Corine Stübi s’intéresse à son œuvre, invitant même la famille du créateur (décédé en 1987), elle fait chou blanc. « Personne n’est venu, ça a été un flop total ! On a longtemps prêché dans le désert à son sujet ! » Il faut attendre encore quelques années pour que ses meubles (toujours fabriqués sur commande dans un atelier du Vaucluse, le plus souvent en orme ou en chêne massif) conquièrent les amateurs de beau du monde entier, y compris en Suisse où le bois est vénéré. « Nous nous refusons à l’utiliser comme un décor précieux et sans épaisseur, habillant une forme raffinée, dont la construction importe peu, explique aujourd’hui la société Chapo. Le bois est pour nous le matériau de construction dont sont faits les outils, les charpentes, les escaliers, les maisons et rarement les palais… » Pour expliquer ce triomphe posthume, Corine Stübi se tourne d’abord vers l’autre côté de l’Atlantique : « L’énorme boom est venu des États-Unis. Les prix ont flambé tout comme à Paris. En Suisse aussi désormais, avec des prix chez certains qui ne correspondent pas forcément à la réalité du marché, notamment du côté des plateformes de vente en ligne qui prennent 20% de marge. » Sur le site de Kissthedesign, on trouve des chaises S24 Pierre Chapo (en orme massif et assise en épais cuir tendu de couleur fauve) à 900 francs la pièce. Ce qui reste très raisonnable.

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(Chapo Création)
Le table Sfax et les tabourets S31 créés dans les années 70 par le designer Pierre Chapo.

AUTHENTIQUE ET DURABLE

L’experte suisse voit au moins deux explications à cette reconnaissance tardive. La première : la qualité du travail, évidemment. La seconde : « Avant lui, il y a eu Charlotte Perriand, mais ce n’est plus nouveau, dont les prix des meubles ont flambé. Les pièces originales se sont raréfiées, la source s’est tarie. Les amateurs se sont tournés vers d’autres créateurs, comme Chapo. Et puis, ils passeront à un autre… »

Plus globalement, si le mobilier rustique de montagne plaît autant aujourd’hui, c’est parce qu’il incarne une autre façon de meubler un espace. Plus vraie, plus authentique et durable. Une tendance qu’on retrouve jusque dans les créations récentes des designers danois, dont les meubles semblent volontairement moins raffinés qu’avant, avec des lignes un petit peu plus grossières. « Le retour au vernaculaire, au rural, est flagrant, reprend Corine Stübi. Tous ces meubles qui seraient partis à la benne il y a seulement cinq ans sont terriblement recherchés aujourd’hui par une clientèle plutôt jeune, qui veut garder ce type de pièces anciennes, mais évidemment remises au goût du jour et décapées. Ce retour à l’essentiel, à la nature, est encore plus fort depuis la pandémie de Covid-19. On l’a bien vu au Salon du design à Genève. Il y a cinq ans, avec du mobilier rustique, on allait droit dans le mur. Désormais, les gens recherchent un mobilier simple, relativement sensuel, tactile, honnête, qui les touche. Comme une envie de retrouver le bon sens paysan. »

Portrait de Pierre Chapo.
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(Chapo Création)
Portrait de Pierre Chapo.

CHUTE DE BOIS

On observe ce retour vers de l’artisanat de qualité y compris dans le mobilier suisse contemporain, les nouvelles marques insistent sur le «Made in Switzerland ». De l’autre côté de la frontière, en Haute-Savoie, à Saint-Ferréol (au bout du lac d’Annecy, à 1h20 de voiture de Genève), la boutique Au Vieux Parchet déniche des trésors vintage et campagnards authentiques. « Nos clients viennent découvrir notre collection de meubles depuis Annecy, Annemasse, Megève, Genève ou encore Courchevel », explique-t-on dans cette caverne d’Ali Baba qui regorge de pièces uniques, chargées d’histoire, telles que des meubles de ferme. Sur la liste ? Un coffre ancien « art populaire » en sapin, avec des rosaces et des étoiles sculptées à 950 euros ; une très belle table de ferme d’une centaine d’années (plateau en cerisier, pieds en hêtre) d’une longueur de 240  cm pour 1’280 euros ; ou encore ce banc-coffre du XIXe en mélèze et sapin à 980  euros. On y trouve même des abreuvoirs à vaches en pierre à 360 euros.

Les boutiques de ce style sont plus rares en Suisse, où la clientèle commence depuis peu à acquérir ces pièces jadis ordinaires, précieuses aujourd’hui. Le pays n’a pas non plus connu l’équivalent des stations de Méribel ou des Arcs 1600, en Savoie, construites de toute pièce et meublées par Charlotte Perriand (dont les œuvres sont régulièrement rééditées par l’éditeur italien Cassina) pour le plus grand bonheur de ceux qui ont récupéré les bancs, les tables, les tabourets, les lits dessinés par la géniale architecte d’intérieur. Ils ignorent sans doute que cette dernière avait récupéré des chutes de bois des scieries de la vallée pour créer sa Table soleil. Et que si son fameux fauteuil Doron est revêtu de peau de vache, c’est uniquement parce qu’elle n’avait rien d’autre sous la main…

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(DR)
Une « stabelle », chaise traditionnelle des Alpes germanophones.

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