Les nouveaux moutons des Lalanne paissent à Versailles.
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(Courtesy of Galerie Mitterrand)
N° 143 - Printemps 2024

Le bestiaire enchanté des Lalanne

Moutons-tabourets, chou trop chou avec des pattes de poulet… on pourrait faire une chanson des œuvres de Claude et François-Xavier Lalanne, couple d’artistes dont la vision du monde transcende tous les règnes de la nature. Et dont la cote explose depuis une dizaine d’années.

Des rhinocéros qui se transforment en secrétaire. Deux autruches qui font aussi office de bar. Des moutons-tabourets. Des pigeons-lampes. Artistes et designers, François-Xavier et Claude Lalanne ont créé dans les années  70 un style « inclassable » au cœur duquel se trouvent les règnes animal et minéral. Et aussi végétal comme L’Homme à la tête de chou qui inspira Serge Gainsbourg, le génie à la clope s’identifiant à cette sculpture « moitié légume, moitié mec. »

Quand on demande pourquoi la cote du couple est encore au top à Edward Mitterrand, galeriste et conseiller en art contemporain de la Galerie Mitterrand qui représente les deux artistes, il répond : « Nous pourrions d’ailleurs nous demander ‹ pourquoi plus encore aujourd’hui qu’hier ›, tant cette cote ne cesse de s’apprécier. Je crois que c’est d’abord le fait de leurs langages artistiques singuliers, ce qui est une condition habituelle du succès. Rares sont ceux parmi les artistes particulièrement reconnus dont le style est très proche, sauf peut-être dans le cas de certains mouvements comme le cubisme ou le cinétisme. Le marché a besoin de repères, d’œuvres ‹ iconiques › qui assurent le lien entre différentes séries. »

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(©Claude Lalanne. Courtesy of the artist. Photo : Rebecca Fanuele)
Fauteuil crocodile de Claude Lalanne en bronze patiné, 2015.

INSPIRATION SURRÉALISTE

Trois galeries assurent désormais la diffusion des œuvres du couple : « Dès leur première exposition à la Galerie J en 1964, François-Xavier révèle son Rhinocrétaire et Claude son Choupattes. Ils seront ensuite représentés dans les années 70 par le grand marchand grec Iolas, puis à partir de la fin des années 80, et jusqu’à aujourd’hui, successivement par mon père Jean-Gabriel à Paris, Paul Kasmin à New York et Ben Brown à Londres, continue le galeriste. Cette représentation tripartite est un maillon évident de leur succès au fil des années, une sorte de garde-fou qui se construit aux côtés des artistes et de leurs ayants droit. Ce qui assure la qualité de rétrospectives comme celle récente au Petit Trianon en 2020. »

Choupatte dans l’exposition « Les Lalanne à Trianon » en 2020.
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(Courtesy of Galerie Mitterrand)
Choupatte dans l’exposition « Les Lalanne à Trianon » en 2020.

L’ancrage dans le temps de leurs œuvres s’est ainsi fait progressivement : « La reconnaissance de leurs talents indépendants est certainement exacerbée par leur existence en tant que couple dans la vie dans leur atelier-maison d’Ury, mais aussi par l’histoire de ces deux artistes partageant une vision poétique de l’environnement et de sa relation à l’homme et l’idée de la désacralisation de la sculpture en lui conférant souvent une fonction. Leurs œuvres ont d’ailleurs très vite été collectionnées par les grandes familles européennes, les Rothschild, les hommes politiques, comme Georges Pompidou, et les couturiers tels qu’Yves-Saint Laurent avec lequel Claude avait collaboré. Son travail vient du surréalisme, d’éléments de la nature comme la pomme-bouche inspirée par Magritte. »

CARRIÈRES LONGUES

Il y a aussi l’influence des frères Giacometti dont certains objets mobiliers reprenaient déjà ce vocabulaire végétal et animal. « Les Lalanne se sont deux carrières longues et concomitantes, des œuvres originales façonnées parfois à quatre mains, le sens de l’artisanat, la poésie et l’humour partagés, de grandes expositions, des collectionneurs prestigieux, des galeristes fidèles et concernés, certaines sculptures iconiques, des ayants droit conscients de cet extraordinaire héritage artistique, autant d’éléments, qui ont formé un désir toujours plus grandissant sur le marché. Le déclencheur a certainement été la vente des pièces des Lalanne d’Yves Saint-Laurent et de Pierre Bergé en 2009. À partir de là, la cote de ces objets s’est envolée. »

Le Rhinocéros II de 1966.
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(©Carlo Bavagnoli/The LIFE Picture Collection/Shutterstock)
Le Rhinocéros II de 1966. Une œuvre de François-Xavier Lalanne fabriquée en bois gainé de laiton et corne de rhinocéros.

En 2010, le Musée des arts décoratifs de Paris leur consacre une grande rétrospective, la deuxième seulement depuis 1977. Mise en scène par Peter Marino, l’exposition est aussi l’occasion pour le couple de donner à l’institution des pièces encore en sa possession.

À partir de cette date, c’est l’emballement. C’est pour la modique somme de 2 millions d’euros que le Chou à pattes de poulet a trouvé acquéreur en 2021. En octobre 2023, Christie’s adjugeait un peu plus de 18 millions d’euros le Rhinocrétaire I de 1964. Devenant ainsi le deuxième meuble le plus cher du monde, derrière le fauteuil aux dragons d’Eileen Gray, propriété d’Yves Saint-Laurent, vendu en 2009 pour la somme extravagante de 21,9 millions d’euros.

RÉSEAUX MONDAINS

« C’est la réunion de plusieurs facteurs qui fait leur succès, estime Philippe Kaenel, professeur associé à la section d’histoire de l’art de la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne. Le décès des artistes, par conséquent la raréfaction des œuvres. Le fait qu’ils sont associés à des figures de la mode et aux réseaux mondains, leur iconographie qui transfère dans le design notamment des motifs animaliers qui ont la cote, le recyclage de grands classiques comme le Minotaure en les interprétant de manière surréalisante. Il y a un côté ludique dans leur travail qui favorise leur ‹ popularité ›. Ce sont des sujets que l’on reconnaît et qui permettent de voir l’exécution et les matériaux : deux valeurs qui s’épaulent. »

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(Courtesy of Galerie Mitterrand)
Les nouveaux moutons des Lalanne paissent à Versailles.

Cet engouement pour ces drôles de bestioles serait-il aussi lié au rapport particulier que nous entretenons, aujourd’hui, avec les animaux ? « Les animaux ont été partie prenante de la mode de longue date, et notamment de la joaillerie, surtout depuis l’Art Nouveau à la fin du XIXe siècle, observe le professeur. L’animal en tant que matériau organique, partiel ou total (poil, corne, chez Damien Hirst et tant d’autres) fait partie de l’art contemporain, parfois dans une logique de provocation. L’exploitation des animaux dans l’art touche de fortes sensibilités et, par conséquent, est devenue pour certains une sorte de nouveau tabou à transgresser. Mais ces démarches, qui posent de manière frontale la question écologique de la relation de l’homme au règne naturel, n’ont pas grand-chose à voir avec les œuvres des Lalanne, qui sont des objets de mode et de design décoratifs et désincarnés. »

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