N° 122 - Printemps 2017

J’ai été le premier « décrocheur »

L’ennui scolaire a fait de moi un pionnier. Car c’est sans doute en me voyant me décrocher la mâchoire à force de bâillements qu’un inspecteur général de l’Éducation nationale a eu l’idée de substituer les décrocheurs aux cancres. Trop tard pour que j’y glane une considération refusée jusque-là mais assez tôt pour que l’idée fasse son chemin et qu’on ne condamne plus sans espoir de remise de peine les allergiques à la transmission du savoir. Au moins dans le sens professeur–élève. Car j’avais maîtrisé très vite la situation inverse en m’adressant à la classe dès que celui qui en avait officiellement la charge tournait les talons. Cela remonte à la IIIe République. J’étais un petit blond et le président se nommait Albert Lebrun. On apprenait bêtement, en remplaçant l’intelligence par la mémoire, des bribes d’un latin qui a fini par déserter jusqu’aux presbytères, des fables volées par La Fontaine à Ésope, une géographie très coloniale et une histoire dont on n’avait pas encore expulsé Bonaparte et Napoléon. J’avais choisi mon camp qui n’était pas celui des vainqueurs et dont l’épicentre se situait, quelle que fût la discipline enseignée, près du radiateur. Avec vue – c’était mon seul privilège – sur la grande pendule si lente que ses aiguilles semblaient rythmer des minutes de trois cents secondes. Pendant les cours, bien mal nommés, je profitais du désintérêt du corps enseignant à l’égard de ce petit corps survolté pour entretenir, à l’abri de mon pupitre, des relations quasi humaines avec des hannetons. Chers petits coléoptères que je nourrissais avec les feuilles de salade rapportées de la cantine et qui donnaient un semblant de vie à un espace auquel la culture n’avait pas accès comme aujourd’hui la police dans les zones de non-droit.

JE ME SUIS CONSOLÉ DU RETARD DE L A MIXITÉ EN REGARDANT COPULER DES HANNETONS.

J’ai dû changer au moins six fois de lycée sans que des adultes payés pour ça parviennent à m’intéresser à quoi que ce soit. Pour ne plus m’entendre dire par mon pauvre père à chaque fin de mois que je finirais sur l’échafaud (merci, Robert Badinter !), je maquillais mes zéros pointés et tachais d’encre violette les appréciations les moins flatteuses. Je repartais de la distribution des prix d’un pas léger que n’alourdissaient pas les bouquins richement reliés de la collection Hetzel. Or, je n’étais ni un imbécile ni un révolté ni un fainéant. Ma seule tare était d’être né trop tôt. Je crois qu’un demi-siècle plus tard, j’aurais fait un bachelier très présentable. Mais, du haut en bas de la hiérarchie éducative, personne ne se souciait qu’au fond de la classe, un petit garçon se console du retard de la mixité en regardant copuler des hannetons.

Durant ces années interminables, je suis passé à côté de la langue de Shakespeare, de celle de Goethe qui m’aurait ouvert les portes de la Kommandantur, de la géométrie euclidienne, de la physique, de la chimie, de l’écriture (pourtant réputée science des ânes), du catéchisme (quand je faisais des incursions dans le privé), du dessin, du chant et même de la gymnastique libératrice de toutes les contentions. Je m’étais si bien installé dans la position du dernier de la classe que je pouvais remettre des copies entièrement blanches sans provoquer d’autre réaction qu’un hochement de tête fataliste. À partir de la troisième, mes parents m’ont offert quelques cours particuliers. Les profs qui arrondissaient leur salaire me regardaient d’un meilleur œil. Les plus optimistes concluaient que je ne manquais pas d’intelligence mais seulement d’attention. D’où la nécessité de plus en plus impérieuse au fur et à mesure que je me rapprochais d’une vie qui, alors, avait toutes les raisons d’être active, d’identifier au milieu d’un fatras de connaissances sans emploi précis, le secteur me permettant de briller. Hélas ! l’orientation professionnelle était balbutiante. Je me souviens qu’on m’a montré des photos de traite des vaches en me demandant si je serais tenté par une carrière dans l’agriculture. Puis un moteur de 3 CV Citroën, pour le cas où j’aurais choisi de devenir mécanicien en prenant le risque de mettre les mains dans le cambouis.

À la maison, tous les membres de la famille (même les plus éloignés) défilaient pour me vanter leur métier. Ainsi dois-je à un vieil oncle chapelier d’avoir trié des casquettes pendant huit jours avant de tenter de vendre par téléphone des engrais chimiques dont je prononçais difficilement le nom à des horticulteurs des Basses-Alpes. Un temps, j’ai cru avoir trouvé ma voie dans le sillage d’un organisateur de bals du samedi soir. Il s’agissait de tamponner le poignet des danseurs qui, ayant déjà payé leur entrée, sortaient pour un flirt de quelques minutes. Raté, là aussi, car j’avais tendance à tamponner le poignet des jolies filles qui n’avaient pas craché au bassinet. Mon passage dans le commerce de détail n’a pas été plus réussi. Les lainages que je tentais de vendre sur les marchés de la banlieue nord se détricotaient aussi vite qu’une loi votée sous la droite à l’avènement d’un régime de gauche. J’ai fait ensuite pression sur des analphabètes pour qu’ils achètent une encyclopédie universelle dont je faisais valoir qu’elle comportait autant de volumes que je proposais de mois de crédit. J’ai appris à lire à des enfants peut-être autistes mais que, faute d’avoir déjà inventé le mot, on répertoriait seulement comme « retardés ». Mes anciens copains de classe, eux, collectionnaient les diplômes, intégraient les grandes écoles et, pour certains, dansaient des charlestons endiablés avec les jeunes filles bac +5 dont ils feraient leur bobonne personnelle.

Il ne se passait pas de semaine sans qu’on me cite en exemple un petit cousin surdoué déjà entré dans un brillant avenir. L’un d’eux m’horripilait au plus haut point. Il avait été reçu simultanément major à l’École polytechnique, à l’École centrale et à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. À cause de l’épée et du bicorne, il avait choisi l’X. Un autre, doctorant comme on ne disait pas encore, donnait des cours dans un lycée où j’avais sommeillé. Une fille que j’avais courtisée en vain me faisait savoir qu’elle venait d’ouvrir un cabinet d’avocate si, d’aventure, je sombrais dans la délinquance que tout le monde me prédisait. Certes, je paraissais avoir quelques dispositions pour le français. Je rechignais si peu à la dissertation qu’il m’arrivait de remettre des devoirs d’une soixantaine de feuillets, parfois en vers.

DES DÉFAUTS TRANSFORMÉS EN QUALITÉS.

Mais alors que je m’attendais à être comparé à Rimbaud et qu’on donnât lecture de mes alexandrins les mieux balancés, je n’avais droit qu’à ce désolant commentaire : « Votre camarade a remis une rédaction qui demeurera le modèle de ce qu’il ne faut pas faire. » J’en aurais pleuré si je n’avais pas fait semblant d’en rire.

J’arrête là le récit de mes malheurs car le hasard, qui est beaucoup plus psychologue que tous les soi-disant pédagogues, m’a repêché et dirigé vers l’une des rares filières où les défauts caractériels se transformaient en qualités professionnelles. Ainsi ai-je pu nourrir une petite famille, un État de plus en plus glouton, des garagistes et des casinotiers. Si j’ai fanfaronné en disant que, comme Jean Gabin, Pierre Lazareff et Marcel Bleustein, j’étais un ancien d’HEC puisque j’avais suivi le cursus des Hautes Études Communales, en réalité je ne me suis jamais consolé de ne pouvoir terminer mon CV que par un certificat d’études primaires. À 70 ans, j’avais projeté de rattraper les diplômes perdus en m’inscrivant à une université du troisième âge. Non sans un certain panache. Bien sûr, j’étais toujours nul en maths mais j’avais fait quelques progrès dans ma langue maternelle. Sauf que, ayant demandé à mes petits-enfants de me montrer le libellé de quelques exercices dits de style, je me suis aperçu que, ne comprenant plus un mot des questions, j’aurais encore davantage de peine à formuler des réponses. C’est vrai, comme disent les politiques en début d’entretien, que je n’ai pas à me plaindre. Voilà, comme disent les sportifs en fin d’interview. Ne serait-ce que parce que la plupart des forts en thème de ma génération s’en sont allés dans un monde qualifié de meilleur parce qu’il n’y a plus ni pendule ni radiateur mais seulement des hannetons.

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