N° 122 - Printemps 2017

Le crédit, la dette et le don

L’invention du crédit dans les sociétés modernes, à partir des années 1920 aux USA, des années 1950 en Europe, est d’abord l’invention d’un nouveau mode du désir.

Elle commence par inverser notre rapport au temps. Jusque-là, pour acquérir un bien, les ménages se soumettaient au régime de l’attente, économisaient des années durant pour s’offrir la maison ou l’objet de leurs rêves. Désormais, nous empruntons au futur, nous préférons la satisfaction immédiate à la frustration consentie. Tout, tout de suite : ce mot d’ordre soixante-huitard, subversif en apparence, est devenu celui du marché. Lui seul m’invite à prendre ce que je veux, quand je le veux. Et de crainte que je ne veuille pas assez, il multiplie sans fin les tentations pour prévenir le tarissement de mes appétits. Le crédit crée de l’argent à partir de rien, même si ce pouvoir est encadré par des contraintes légales sévères. En ouvrant une fenêtre dans l’avenir, il a rendu nos générations terriblement impatientes : avec lui, tout ce qui est possible doit devenir réel. La moindre de mes fantaisies est mise en demeure d’exister, au risque d’excéder les limites d’un endettement raisonnable. C’est là que le bât blesse.

Il y a plus : nous naissons à crédit, redevables envers nos précurseurs. Une dette anticipe notre venue au monde : nous sommes toujours précédés, nous devons l’existence à d’autres. Deux types de sociétés s’opposent à cet égard : les traditionnelles, pour qui la dette est sans fin et doit se transmettre de génération en génération. Et les modernes, pour qui ce devoir de fidélité n’empêche pas les individus de prendre leur envol, d’inaugurer une histoire nouvelle. C’est par l’éducation et le travail que les personnes rachètent leur naissance et ne sont plus tenues de rembourser sans fin le don de la vie à leur communauté. L’individualisme est né, en même temps que l’économie marchande, contre la société féodale et ses solidarités obligatoires. Il commence par séparer les êtres, lesquels choisissent ensuite de se rassembler, volontairement, selon des affinités particulières : autrui ne doit plus être subi mais choisi à notre guise, dans les rapports amoureux, amicaux. Avoir l’audace d’inventer un autre destin, de parler à la première personne (au lieu d’être le simple élément d’un ensemble) est une certaine façon de se désentraver des liens qui nous retiennent. Les sociétés classiques, holistes, sont celles du Rachat ; les modernes, individualistes, celles du Crédit. Dans un cas, nous restons débiteurs sans fin, gagés sur un Dieu qui nous a prêté la vie, sur le clan, la tribu, la famille, contraints de rendre en permanence ce qui nous fut légué. Dans l’autre, nous tirons des traites sur le futur, nous nous affranchissons de la tradition en nous accordant des avances.

C’EST PAR L’ÉDUCATION ET LE TRAVAIL QUE LES PERSONNES RACHÈTENT LEUR NAISSANCE.

Désormais, il faut gagner sa vie pour avoir le droit de la mener à sa guise. Au lieu de rester la propriété d’autrui, chacun doit payer de sa personne pour devenir son propre maître. Grâce au crédit qui est un pacte faustien, je m’offre des allocations de temps, je vis au-dessus de mes moyens en hypothéquant mon avenir, en faisant de lui mon obligé. La plupart des étudiants américains commencent dans la vie avec des dizaines de milliers de dollars de dettes qui leur ont permis de régler leur scolarité. Certains ne parviennent pas à rembourser avant l’âge de la retraite. Une fois parents, ils devront à leur tour économiser, dès la naissance des petits, pour payer leurs études. La grande promesse de la modernité fut l’extinction du péché originel : à savoir que pour chaque individu qui naît sur cette terre l’existence désormais est un don, non une dette, un merveilleux privilège dont nous pouvons user à volonté. L’homme classique est un fardeau d’obligations, l’homme contemporain un bouquet de promesses.

Cette promesse est globalement tenue, avec ce bémol : dès lors que je n’ai plus à me soucier d’un legs, de mes ancêtres, je deviens le pur contemporain de ma personne, j’entre dans le mythe de l’auto-engendrement. Unique responsable de mon sort, je me divise pour mieux me projeter, le créancier et le débiteur forment en moi une seule personne. Dès l’enfance, en famille, à l’école, nous sommes invités à nous « faire valoir », à ne pas nous déprécier, à ne pas nous « mettre en frais » pour quelqu’un qui « n’en vaut pas la peine ». Expression ambiguë : nous nous pensons comme une monnaie dont le cours varie et nous ne désespérons pas de valoir plus à l’avenir. Cet a priori est un progrès : sentir que l’on mérite mieux est une incitation formidable à se dépasser. Ce destin espéré, contrecarrant le destin imposé, constitue ce qu’on appelle la liberté. J’aspire à une existence plus vaste, plus belle. Mais le mécanisme de l’émancipation est retors : outre qu’on ne se construit pas sans les autres, le moi devient à lui-même sa propre dette, engagé dans une concurrence sans fin avec autrui et avec l’idéal qu’il poursuit. Il doit à tout instant ne pas démériter de soi, viser l’estime de ses pairs, leur prouver qu’il est « une personne et non personne » (Isaiah Berlin). Le voilà entré dans l’ordre d’une hypothèque sans fin, où il doit accumuler les preuves de ses aptitudes, de son intelligence, pour se convaincre et convaincre le tribunal de l’opinion. Chacun se lance dans la vie sans garantie, tentant de se créer un nom contre celui de ses parents et des autres. Si le poids de la collectivité est le cauchemar de l’homme traditionnel, l’indécision sur l’identité est celui de l’homme moderne. Son indépendance est inséparable du besoin de reconnaissance. Il attend des autres qu’ils lui confirment ses progrès ou ses talents, au risque de ne jamais colmater son insécurité ontologique.

NOUS NAISSONS À CRÉDIT, REDEVABLES ENVERS NOS PRÉCURSEURS.

Les emprunts monétaires sont en apparence les plus difficiles à régler même si beaucoup dans nos sociétés sont dopés à la dette et ne se mettent en mouvement qu’accablés par des crédits à plusieurs zéros. L’auteur de romans policiers Pétros Márkaris raconte que les banques grecques, avant la crise, envoyaient à leurs clients des cartes de crédit pour toutes sortes d’événements : se marier, partir en vacances, acheter une auto, une résidence. Les consommateurs ne se croyaient plus contraints de restituer quoi que ce soit. L’ivresse de la dépense fut vite douchée par le scandale du remboursement. Les États-Unis sont également prodigues en cartes diverses qui invitent le particulier à jongler des unes aux autres, avec avantages afférents, selon le niveau de risque représenté par chacun. Tant qu’un foyer n’a pas atteint son plafond, il peut être démarché sans ménagement : la honte est alors de ne rien devoir. L’épargne est récusée et même ridiculisée. Certains organismes de crédit vous accordent la liberté de prendre des « vacances de paiement » en raison de vos antécédents. Les taux de facturation des sommes impayées sont plus intéressants pour eux que si vous régliez la totalité du solde.

Il y a les pays du bas de laine, la France par exemple, qui gardent leurs avoirs sous le coude ; et les économies cigales comme les États-Unis. Là-bas, le crédit est un moyen non seulement d’accéder à la propriété pour pallier la baisse des salaires mais aussi de faire circuler l’argent. Il s’agit de faire croire aux ménages les plus modestes qu’ils peuvent tout s’offrir sans souci, au risque de lancer une nation entière dans une fièvre d’acquisition, sans rapport avec les gains réels, comme l’a prouvé la crise des subprimes en 2008. Emballement frénétique où la monnaie se démultiplie de façon fictive sans lien avec le travail, où les lendemains enchanteurs deviennent le lieu d’un repentir implacable. Le crédit qui emprunte au futur peut aussi détruire le futur quand il hypothèque des générations entières, sacrifiées à nos appétits instantanés. Vient un moment où la prodigalité du don s’inverse en excès de dettes, où la liberté tant recherchée fait de nous les prisonniers de nos caprices.

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