N° 120 - Été 2016

Portrait subjectif de la Corée du Sud

Séoul. 29 mars 2013. Gros titres dans les médias mondiaux : « La Corée du Nord tient le monde en alerte maximum ». SMS de ma grand-mère : « Ramenez une photo de vous deux, pour mon tableau ». Message dans ma boîte postale virtuelle : « Tu pourrais écrire de l’intérieur sur ce que perçoivent les Sud-Coréens ? Comment vivent-ils les menaces nord-coréennes ? » Réponse : négative. Ecrit dans mon carnet : ne pas écrire.

Un paradis pour les fantômes ou les vagabonds mélancoliques.

En 2013, je n’ai plus fait ce qu’on nomme « grand voyage », solitaire ou insensé, depuis cinq ans. Cinq ans à essayer de distancer mon adolescence nomade. Cinq ans de travail obstiné, de changements, déconstructions et constructions, cinq ans avec l’homme qui m’accompagne. C’est une distance qui permet de reprendre la mesure de l’émerveillement à sa juste valeur. La jeune Séoulite qui nous accueille dans son auberge s’exclame dans un anglais enthousiaste, que nous ne retrouverons que rarement ici : « Vous êtes les premiers Suisses que je vois de ma vie ! » J’ai moi-même de la peine à contenir mon émotion devant cette petite femme qui porte le même prénom que mon employeur genevois. Ce que je représente pour elle. Ce qu’elle représente pour moi. Comment en quelques heures – miracle interrogeable des transports aériens – nous avons changé d’univers. Qu’est-ce que je fous dans cette ruelle de brume bleue, en Corée du Sud, à 7 heures du matin, à la recherche d’un numéro de rue qui n’existe pas sous la forme occidentale que je connais ? Les gens viennent en Corée du Sud pour les affaires, pour Gangnam, la technologie, la K-pop ou les jeux vidéo, pas pour un mois d’errance poétique en couple.

Quelques jours plus tard, Daecheon Beach, plus belle plage de la côté ouest, un air de Rimini et de Las Vegas. Le nom de la ville sonne comme une plage de Californie dans les années 60, on imagine des tissus vichy et des tailles hautes. Mais Daecheon Beach est un de ces paradis du tourisme contemporain construits rapidement et dans la longueur, hôtels à néons poussant comme des champignons géométriques, restaurants chinois, japonais et mexicains, un demi-million de visiteurs par semaine en été. Culture : zéro. Histoire : zéro. Diversité : un hôtel nommé « Swiss Chalet » ouvert par un retraité Sud-Coréen immensément reconnaissant à la Suisse de lui avoir octroyé une bourse universitaire et vingt ans de séjour à Bâle. Ce drapeau vaudois dans le néon des caractères hangeul et nous sommes sous le charme. La ville est vide, tous les hôtels sont fermés, basse saison oblige. Un paradis pour les fantômes ou les vagabonds mélancoliques. A nous ce silence d’architecture froide dans une douce lumière jaune. A nous ces bords inhabités de la mer de Chine. Trois kilomètres de plage orangée s’offrent à nous dans les premiers éblouissements d’avril.

L’Asie, cette autre partie d’Asie, cet Extrême-Orient à peine découvert pourrait bien devenir une obsession. Que nous ne sommes rien en Occident. Si peu nombreux, si lents. Nous le constatons chaque soir en s’informant des gesticulations de la Corée du Nord sur CCTV, chaîne de télévision chinoise en anglais. Ça parle, ça se répond, vite, négociations, ouverture du Festival du film de Shanghai, un nouveau robot à commercialiser, sujets dont on n’entend jamais parler, là-bas, en Occident, là où c’est lent. A la télévision sud-coréenne, on joue au go, on enseigne les langues et on résout des problèmes de maths, pour que tout le monde soit à niveau. Eduque-toi, prends soin de ta santé, gagne bien ta vie et achète-toi du rêve, c’est le « marche ou crève » des Sud-Coréens. A se demander ce qu’en pensent les psys locaux.

Mokpo, malaise. Les tensions nord-coréennes se font plus précises et un homme nous salue en pleine rue d’un « Heil Hitler » incompréhensible. Il n’a pourtant pas l’air malveillant, s’agit-il d’un malentendu gestuel, culturel ? Nous tournons une heure dans la chaleur pour trouver le love motel, institution autrefois réservée aux plaisirs hors mariage et aujourd’hui ouverte au tout public. Chambre confortable, bon marché, avec option néons rouges, crèmes de beauté, préservatifs et baignoire à pieds. La pluie tombe désormais, annulant les bateaux vers les îles. Il y a, comme ça, des journées tristes. Journées en musées et en chaînes de cafés, douillets, jazzy, exorbitants, mode venue d’au-delà du Pacifique et dont raffole la jeunesse d’ici.

Busan réconcilie. A Busan enfin quelque chose de la Corée du Sud s’ouvre sur le monde, pays qui me semblait jusqu’ici fermé, insulaire. Les communautés étrangères sont quasiment inexistantes. Mais à Busan, des bateaux partent pour le Japon ou la Russie, les vitres sont tapissées de publicités en cyrillique qui vantent des cliniques où l’on peut se refaire les dents. Il faudra alors cocher « Beauté » à côté de « Raisons du voyage » sur la petite carte à remplir en quittant le pays. Busan sur 60 kilomètres de côte joliment montagneuse, des quartiers anciens, des bâtiments historiques, il y a même une ruelle pavée – comme je m’en moque en Europe mais comme ces pavés me manquent une fois l’Europe quittée. Et puis des musées, des gratte-ciel, des centres commerciaux, structures faramineuses en métaux bleus et verts qui surplombent le port, le port partout, mouvant, vivant. En sortant de l’aquarium de Busan, nous passons un beau moment sur la plage, dimanche ensoleillé à la mer, familles avec des enfants sages comme des poupées, retraités avec leurs trainings fluorescents, gants fins et jogging régulier. Les menaces nord-coréennes sont à leur comble et ici, douceur de vivre, poésie de la lumière, vie la plus profonde et la plus exquise possible.

Le séjour ne serait pas complet sans la visite à l’île de Jeju. Jeju pour l’amour, Jeju pour l’isolement et la paresse, Jeju pour la beauté de la nature et la force du vent. L’île est connue pour ce vent, pour les rochers et pour les femmes, plus nombreuses qu’ailleurs – les plus vieilles sont encore des haenyo, ou « plongeuses », qui pêchent sans oxygène en maillots de bain rétro. C’est aussi la destination favorite des jeunes mariés coréens, avec parcs à thème multiples dont un parc érotique, randonnées sur les flancs du volcan Hallasan et, au bout de l’île, l’une des sept merveilles naturelles du monde. Les cerisiers commencent à fleurir. Nous choisissons Seogwipo, aux consonances sud-africaines, pour nous reposer du froid, des néons et de la densité du continent. En deux jours, nous avons rendu visite aux deux cascades qui entourent la ville. Le troisième jour, nous ne savons plus depuis combien de temps nous sommes sur cette île, dans cette petite ville face à l’océan, dans cette chambre un peu simple chauffée par le soleil, à engloutir cafés, bières et promenades comme si le monde nous était désormais extérieur. Félicité simple, soleil, fous rires de demander des itinéraires de bus en coréen et de s’y asseoir pendant des heures pour partir en quête d’un simple rocher, tant cette île est un étrange univers.

Nous ne sommes rien en occident. Si peu nombreux, si lents.

En parcourant le monde, j’en avais pris l’habitude. Je m’y étais crue familière de tout, reine des méridiens, génération back-packing et low-cost. J’avais perdu de vue la curiosité réelle, la disparité extraordinaire de la planète et la chance de pouvoir y déambuler, les sens et la conscience aiguisés. Sur Jeju, je rouvre petit à petit les yeux et le cœur, observe, déguste, en état de poésie et de compréhension. Quelque chose respire. La Corée du Nord retire peu à peu ses menaces, qui retournent à un murmure, constant depuis soixante ans. Je reste, moi, subjuguée par ce Sud, si économiquement ouvert, si structurellement hermétique. En Corée du Sud, on n’essaie pas de fonctionner comme l’Europe. En Corée du Sud, l’Europe est une contrée lointaine, une idée vague. Passée une certaine limite qui doit se trouver quelque part entre l’Asie du Sud-Est et l’Extrême-Orient, on se trouve ailleurs, le monde est autre, futuriste, précis, cavalant vers un avenir que nous ne connaissons pas. J’ai retrouvé, moi, le goût du voyage. C’était, au printemps 2013, le goût de cette Corée-là.

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