N° 140 - Printemps 2023

Qu’est-ce qui nous unit ?

Notre époque semble faire du collectif le triomphe de la bonne parole caoutchouteuse au point de réduire dans un fanatisme doux les moindres divergences, dissidences et singularités.

Dans cette vaste entreprise intégratrice de convergence et d’harmonie ouatées, le collectif devient la valeur cardinale. Tout doit être collectif, comme si le collectif était à lui seul une bénédiction. Or, il suffit de regarder ne serait-ce qu’un siècle en arrière pour se rendre compte que l’histoire est ponctuée de moments collectifs qui restent des abominations humaines… Ce n’est pas parce que nous sommes plusieurs à entreprendre quelque chose que nous faisons nécessairement une merveille. Le collectif n’est donc pas un bien en soi. Néanmoins, le truisme selon lequel l’individuel n’est rien sans le collectif s’impose ! Aussi, les thuriféraires de cette notion, détrempés de bonne conscience, n’oublient jamais de ponctuer leurs phrases tièdes aromatisées aux bons sentiments et aux mots creux à la mode de l’« intelligence collective ». Ce n’est pas sans une certaine niaiserie que tout le monde y va de ce nouvel élément rhétorique. Pour dépasser la vacuité sémantique de cette boursouflure oratoire récente, revenons aux conditions incontournables d’un collectif véritable.

OSMOSE ARTIFICIELLE

Force est de constater que le sentiment collectif ne résulte plus d’un idéal. L’univers démocratique a vu disparaître progressivement les grandes autorités, toutes les formes de transcendance, qu’elles soient religieuses, politiques, éthiques, spirituelles. Si, hier, l’individu pouvait se sacrifier et les peuples s’unir pour des valeurs collectives, aujourd’hui plus personne ne place ces idéaux au-dessus de ses intérêts personnels. Si le collectif représente encore un idéal, plus aucun idéal n’est suffisant pour générer un collectif.

Le sens collectif ne procède pas plus de formations en team building nous enseignant d’un ton plus ou moins docte comment s’unir et faire corps dans un esprit de cohésion bienveillante ! Inutile de se retrouver à 40 ou à 50 ans dans des séminaires au vert à jouer aux Lego ou faire des escape games dans le but de voir si – ensemble – nous sommes capables de déployer une force collective. Au mieux, ce genre de moments créent une bonne humeur entre collègues, au pire, cette osmose artificielle et démagogique ne mène qu’à une perte de temps et d’argent.

IDENTITÉ INDÉFINISSABLE

Le collectif ne provient pas non plus d’un objectif commun. Lorsque je marche dans le métro aux côtés d’autres individus allant dans la même direction, nous avons un but semblable, mais aucune unité ne s’établit pour autant. En déterminant un objectif partagé, l’activité réunit les hommes tout en les laissant extérieurs les uns aux autres. Autrement dit, le sens est nécessaire pour créer un collectif sans être suffisant. Il faut bien une direction pour emmener les personnes dans une même direction, mais aucune direction ne suffit à faire émerger une véritable solidarité. Le sentiment collectif découle encore moins d’une identité sur laquelle personne ne s’accorde jamais unanimement.

Comment définir une identité ? L’identité reste insaisissable pour deux raisons majeures. La première tient à son aspect singulier et spécifique que nous ne pouvons atteindre par les mots, ces catégories générales qui nous servent à faire de la description et dont on ne peut s’échapper. La seconde tient à la permanence que l’identité suppose et à laquelle aucune chose existante ne peut correspondre. Toute chose existante reste soumise au temps qui passe et à l’impermanence. Comment, alors, s’accorder sur la définition identitaire ? « L’identité est absolument indéfinissable », disait Husserl. Prenons l’exemple de la France. Qu’est-ce que l’identité française ?

UN RISQUE N’EST PAS UN MOT PÉJORATIF, IL PEUT RENVOYER AUSSI BIEN À UNE MENACE QU’À UNE OPPORTUNITÉ.

D’aucuns diront que la France c’est le gaullisme, d’autres les châteaux de la Loire, l’esprit des Lumières. Pour certains, aucune de ces références n’est connue, bien qu’ils aient eux aussi une idée au sujet de leur pays. Le concept d’identité ne rassemble jamais, car il est incertain. Soit trop générale (un universel abstrait qui ne distingue pas) soit trop singulière (une spécificité qui ne rassemble pas), l’identité ne peut créer un collectif.

Si ce dernier n’émane pas d’une intention ni d’une identité par principe indéfinissable, c’est qu’il relève d’un sentiment. La fierté peut rassembler des gens. Au son de la Marseillaise, un élan d’appartenance parfois surgit. L’émotion d’une commémoration a cette vertu de nous unir par la solennité ou la mémoire que la célébration éveille. Mais le sentiment le plus efficace pour réunir les êtres est bien celui d’un risque. Un risque n’est pas un mot péjoratif, il peut renvoyer aussi bien à une menace qu’à une opportunité. Sans le sentiment individuel d’une opportunité ou d’une menace, il est vain d’attendre de l’individu son ralliement.

Prenons quelques exemples. À quelle occasion une équipe de sport fait-elle preuve d’un esprit collectif fort ? Lorsqu’elle a conscience de pouvoir perdre ou gagner un match important et qu’il y a donc de l’enjeu, de la pression. Plus l’enjeu est grand, plus la solidarité nationale est importante. On l’a vu récemment avec la Coupe du monde de football. Les premières rencontres rassemblent moins de téléspectateurs que les finales et la ferveur n’a rien à voir. Quand est-ce que les ouvriers se montrent le plus solidaires ? Lorsque l’usine menace de cesser son activité et qu’ils ont bien conscience pour leur vie professionnelle, mais aussi personnelle, de l’enjeu de cette fermeture. À partir de quoi les associations (moments collectifs, s’il en est) se créent-elles ? Généralement, à partir d’un drame personnel et de la conscience que celui-ci pourrait à l’avenir être évité. Pourquoi les militaires incarnent-ils un esprit de corps incomparable ? Parce que le risque de la mort ou la possibilité de sauver des vies est une éventualité à chacune de leurs actions ou presque.

Le Covid 19 a soudainement mis en danger notre vie physique, mais aussi sociale et économique. Il a exigé l’unité pour que chacun retrouve sa propre liberté à travers une action commune. Le sentiment d’un « nous » n’a pas été le résultat d’un concept, d’une idée, d’une injonction moralisatrice venue de l’extérieur ni de la convergence d’un but commun, mais a trouvé sa source en lui-même, dans le sentiment d’une menace pour sa santé ou celle de son entourage proche. C’est dire que l’individu doit éprouver dans sa chair la possibilité d’un risque personnel pour ressentir la nécessité d’une action commune.

« NOUS » EST UN AUTRE

Raison pour laquelle le souci écologique n’est pas à ce jour unanimement mobilisateur. À tort ou à raison, une grande majorité de citoyens ne perçoit pas la nécessité des restrictions de sobriété écologique et l’impact que celles-ci auraient sur l’environnement. Le souci écologique stationne donc sur le plan de la bonne conscience sans toucher viscéralement une grande majorité d’entre nous.

Pensons donc, à l’avenir, que c’est sur une fusion compréhensive et non sur de la bien-pensance moralisatrice ou une identité insaisissable que la véritable solidarité s’édifie. Aucune idée rationnelle ne parvient à créer ce qui relève du sentiment. Si le collectif relève d’un sentiment, acceptons l’idée selon laquelle le sentiment d’un « nous » étant fluctuant et évolutif, il est vain de demander à un collectif d’être en permanence engagé, constamment motivé et linéairement uni. On en a eu la preuve encore une fois avec la pandémie.

Nombreux sont ceux qui se précipitaient sur leur balcon pour applaudir le personnel soignant lors du premier confinement. Aujourd’hui, plus personne n’applaudit ce personnel, alors que ce dernier n’a pas moins besoin de reconnaissance et de moyens. C’est bien la preuve que l’engagement collectif ne peut être constant, puisqu’il dépend d’un sentiment par essence ondoyant. Seuls les sentiments unifient les êtres, les font vivre et vibrer. Inutile de se référer à un label identitaire ou d’en appeler à une injonction rationnelle ou morale pour accoucher du sentiment de « nous ».

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