N° 120 - Été 2016

Faites connaissance avec le citoyen idéal. Et puis, essayez de l’oublier…

La vitesse, l’argent et le sexe étant les principales tares recensées en ce début de troisième millénaire, le citoyen idéal devrait cumuler les malchances d’être piéton, chômeur et impuissant. C’est-à-dire n’ayant jamais pris à autrui une place de stationnement, un billet de banque ou une femme. Tout le malaise de notre société tient à ce que les parents, les enseignants et les médias élèvent les jeunes selon des valeurs rigoureusement opposées. À savoir que la réussite consiste à se déplacer de plus en plus rapidement, qu’il faut gagner beaucoup plus qu’on ne dépense et que le bonheur ne peut se trouver qu’à l’intérieur d’un corps étranger momentanément annexé.

Piéton, chômeur et impuissant.

Le pape François, auquel l’habitude de trouver un milliard de pratiquants à ses pieds n’a pas donné la grosse tête pour autant et qui sait par expérience que pour devenir demi-dieu il vaut mieux passer par le grand séminaire que par l’École polytechnique, professe qu’il faut résister aux trois tentations que constituent la richesse mais aussi l’orgueil et la vanité. Ne disposant que d’un toit de quelques mètres carrés et d’un vieux vélo lui assurant un pactole de 25 centimes par kilomètre parcouru chaque fois qu’il le préfère aux transports en commun pour aller au bureau, le citoyen idéal évite du même coup cet orgueil qui ne s’épanouit pas sans luxes, sans cylindrées, sans honneurs et sans superflus. Il n’est pas pour autant à l’abri de la vanité et, entre deux messes, se doit de méditer l’admonestation de Rivarol : « C’est un terrible avantage de n’avoir rien fait mais il ne faut pas en abuser. » Le citoyen idéal doit donc être beaucoup plus démuni que les prélats que leur vœu de pauvreté n’empêche pas de vivre dans des palais épiscopaux. Tout en se gardant de s’en vanter. Se vêtir de haillons alors qu’il est facile de se tailler un maillot dans un sac-poubelle friserait le mauvais goût et la provocation sociale. Même si on tend à diminuer ses mérites en lui faisant remarquer que celui qui ne possède rien n’a jamais rien volé à personne, le citoyen idéal doit rester modeste, s’abstenir de faire visiter sa mansarde à des sociologues et refuser toute interview aux médias. L’incapacité à se reproduire et le manque d’appétence éprouvé pour la gymnastique nécessaire à la perpétuation de l’espèce le dispensent de se balader le dimanche au bras d’une femme en même tant que d’encombrer avec une famille nombreuse des crèches, des écoles et des hôpitaux. Certes, il n’est pas interdit au citoyen idéal de vivre maritalement avec un chat à condition qu’il soit pelé ou en compagnie d’un chien s’il n’a pas plus de pedigree que lui.

On l’a avisé qu’avant d’être en fin de vie,
il était en fin de droits.

Le citoyen idéal n’investit pas plus les établissements de spectacle l’hiver que les plages l’été. Son vieux téléviseur, contemporain de Guy Lux, le prive des chaînes câblées et cryptées, de la TNT ainsi que des films en couleurs. Ainsi dépossédé – notamment le soir – des productions pseudo-érotiques chargées de séduire les mâles ou assimilés, lorsqu’il prétexte un journal à lire pour aller se coucher un peu plus tard que leur régulière, ignore-t-il à quelles extrémités peut conduire l’éveil tardif du cochon qui se refuse à sommeiller. Le citoyen idéal est un marginal qui ne fréquente même plus une succursale de Pôle emploi depuis qu’on l’a avisé qu’avant même de se retrouver en fin de vie, il était en fin de droits. On ne le verra jamais – et pour cause – participer à une assemblée de copropriétaires, prendre la parole dans une réunion de parents d’élèves et militer pour la disparition du gravier au sein d’une amicale bouliste. Il ne vote pas davantage, ayant compris depuis longtemps qu’il n’avait rien à attendre de politiciens menant un train de vie sans rapport avec le sien. Une fois par an, il trouve, glissé sous sa porte, un formulaire à entête du Ministère des Finances lui demandant d’affirmer sur l’honneur qu’il est toujours en vie et sans ressources auquel il ne répond pas. Au dispensaire où il s’aventure de temps à autre, on se dépêche de lui coller un sparadrap sur un furoncle mal placé. Le plus étonnant étant que les rares personnes qui s’adressent fugitivement à lui emploient un ton protecteur alors qu’il est sans doute celui qu’on protège le moins. Pour lui, le Secours populaire et les Restos du Cœur demeurent des entités aussi inaccessibles que le Jockey Club et l’Académie française. Il a découragé les quelques belles âmes de son quartier désireuses de le faire profiter d’un vieil exemplaire de Point de Vue ou d’un reste de lapin à la moutarde. Il a cessé de sourire aux enfants qui, très tôt, se moquent de lui. Le mépris et l’indifférence l’isolent en lui donnant l’impression de ne plus être concerné par aucun des malheurs du monde. Rien ne peut plus l’atteindre. Pas davantage une guerre civile qu’un tsunami, le crash d’un de ces avions à bord desquels il n’est jamais monté que le naufrage du migrant dont il ne saisit pas ce qu’il vient chercher dans une France qui ne l’a jamais secouru lui-même.

Il n’a pas peur d’une mort dont il devine
qu’elle ne sera pas pire que sa vie.

N’ayant aucune culture, le citoyen idéal échappe à la manie de l’étaler dont font preuve les visiteurs des musées, les lecteurs de Science & Vie et les groupies du docteur Thymes. Le citoyen idéal n’a très vite plus d’âge, faute de miroir capable de lui renvoyer son image et d’anniversaires qu’il n’a jamais célébrés. Ses seuls repères, comme l’entrée en maternelle, le service militaire, la perte d’incisives remplacés par un autre protocole de mastication se sont peu à peu estompés. À défaut de l’avoir sollicitée, il n’a pas reçu de carte Senior. Pourquoi se plaindrait-il alors qu’il ne parvient même plus à dépenser la totalité de la maigre allocation lui tenant lieu de revenu ? N’a- t-il pas le droit, au printemps, de s’asseoir sur un banc dans un jardin public ? Il croise des humanoïdes dont aucun ne lui ressemble. À moins que ce soit lui qui ne ressemble à personne. À une époque où les objets eux-mêmes se connectent entre eux, insensible et mithridatisé, il s’est débranché de toutes les causes de plaisirs et de chagrins. Le citoyen idéal n’a pas peur d’une mort dont il devine qu’elle ne sera pas pire que sa vie. Il l’attend sereinement, c’est-à-dire sans y penser, sans avoir fait de testament et sans se préoccuper d’une dernière demeure pas plus accueillante que l’actuelle mais mieux fermée. Durant ses nuits d’insomnie, il écoute à la radio les très vieilles chansons composant l’album de famille d’un sans-famille.

Une jolie main rencontrée sur une barre du métro.

De très lointains souvenirs lui ont pafois suggéré qu’il existait de plus agréables façons de vivre : une jolie main rencontrée sur une barre du métro ; un regard gentil et un peu prolongé ; l’invitation d’un bistrotier un soir de fête. Un des plus grands mérites du citoyen idéal est de n’en vouloir à personne de son existence ratée. Pas plus à ses copains d’école qui lui ont très vite tourné le dos qu’à une éphémère fiancée qui s’en est allée voir ailleurs au bout de quelques jours. Pas plus aux services sociaux qui ne se sont jamais occupés de lui. Pas plus aux grandes bourgeoises qui, de temps à autre, quittent leur quartier résidentiel pour participer à des safaris dans les réserves de pauvres. N’ayant jamais rien attendu de personne, il est l’un des rares bipèdes à ne déplorer aucune déception. Il ne craint même plus que d’être enveloppé, encore vivant, dans le suaire d’un oubli, bande-annonce d’une éternité où les relations sociales ne seront pas plus chaleureuses.

Avouerais-je que j’ai rêvé parfois d’être cet homme-là ? Pas longtemps et pas par masochisme. Mais afin de goûter au plaisir qu’on éprouve, après un horrible cauchemar, de retrouver un environnement réel forcément plus accueillant. Infortuné héros, mon semblable mais pas mon frère, auquel je n’aurais pas prêté plus d’attention qu’à un ver de terre privé du droit de regarder les étoiles.

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