N° 130 - Automne 2019

Petites nouvelles de la fin du monde

Après la divulgation du rapport du XXe Congrès du Parti communiste de l’URSS en 1956 par Nikita Kroutchev sur les crimes de Staline, Sartre demanda qu’on en cache la teneur aux ouvriers français pour ne pas « désespérer Billancourt ». La nouvelle école catastrophiste qui se développe aux marges du mouvement écologiste mondial affirme au contraire qu’il faut désespérer l’humanité pour la pousser à transformer radicalement son mode de vie.

Que dit ce courant, porté en France par le quadragénaire Pablo Servigne ou l’astrophysicien Aurélien Barrau ? Que la planète agonise, que l’homme est coupable de l’avoir dévastée. Dans cinq ans, dans dix ans, elle sera devenue inhabitable, la plupart des espèces auront disparu, séismes, inondations, sécheresses se multiplieront, les guerres ravageront les peuples. Notre civilisation thermo-industrielle fondée sur les énergies fossiles va sombrer dans une crise systémique où les besoins fondamentaux ne seront plus assurés. L’humanité a péché par orgueil, elle doit expier.

La vision n’est pas nouvelle. Outre les dystopies messianiques ou millénaristes, innombrables dans l’histoire du christianisme, elle est inaugurée au XXe siècle par le philosophe allemand Hans Jonas qui, dans son Principe responsabilité [1979], explique que « la fête industrielle est finie » et plaide pour une herméneutique de la peur, seule à même de nous éveiller à l’intelligence des périls. Pour Hans Jonas, renversant le postulat cartésien, il faut douter de tout sauf du pire, balayer tous nos soucis immédiats au nom du fléau qui fond sur nous. Jean-Pierre Dupuy systématisera cette idée dans son Pour un catastrophisme éclairé [Seuil, 2002] : il faut faire comme si l’horreur était inévitable pour en détourner le cours, si possible. Devant l’imminence des calamités qui s’amoncellent, le désastre est l’hypothèse la plus raisonnable. Depuis ces deux livres, le pessimisme environnemental n’a cessé de s’accentuer : désormais, la catastrophe n’est plus une hypothèse de travail, elle est devenue notre réalité et nous faisons semblant de ne pas la voir. C’est au chaos qu’il faut se préparer, toutes affaires cessantes. Pour les adeptes de « l’effondrisme », la transition énergétique, le développement durable sont déjà obsolètes.

Cette accumulation de nouvelles effroyables soulève une objection : si elle est exacte, pourquoi ne pas se prélasser en attendant le déluge ? À quoi bon publier encore des livres, mobiliser les consciences puisqu’il est trop tard ? L’apostolat du désespoir reste curieusement prosélyte et même bavard, il veut absolument convaincre. Mais si tout est perdu, pourquoi s’insurger ? Faute de trouver la bonne distance entre l’avertissement raisonnable et la panique stérile, nos lanceurs d’alerte risquent surtout de tétaniser les esprits. D’autant que les solutions qu’ils proposent paraissent dérisoires au regard du diagnostic. On les connaît : adopter la décroissance, abandonner l’alimentation carnée, délaisser la voiture et l’avion, privilégier les circuits courts, quitter les villes pour vivre en petites communautés sur le modèle des zadistes [dont l’anthropologue et professeur au Collège de France Philippe Descola soutient qu’ils ont retrouvé un modèle d’harmonie avec la nature]. Autre zélote de l’effondrement, l’ex-ministre de l’Environnement, Yves Cochet préconise, quant à lui, le retour à la traction hippomobile, c’est-à-dire aux carrioles à cheval. Quand on sait l’épouvantable puanteur dans laquelle baignait la ville de New York avant l’introduction de la voiture, on se dit que cette recommandation n’est pas très adéquate. Grand vertige de la régression : il faut mettre l’humanité au régime sec, choisir l’ascétisme salvateur contre l’aisance indécente. Quant aux Chinois, aux Indiens, aux Brésiliens, aux Africains, ils sont priés de retourner à leur misère, illico, pas question qu’ils se développent sous peine d’accroître la dette environnementale.

Le catastrophisme est d’abord une commodité intellectuelle. Il simplifie tout, périme les dilemmes de la philosophie politique classique : démocratie ou dictature, économie de marché ou économie dirigée. La seule option qui reste est la survie, c’est-à-dire l’aptitude des plus forts. Il faut remonter la pente de l’histoire à l’envers. Habilement, les sonneurs de tocsin situent la fin du monde entre 2040 et 2050, assez proche pour nous terrifier, mais encore assez lointaine pour n’être pas soumise à l’épreuve de la vérification.

SOUCIEUX DE CONDAMNER NOTRE SOCIÉTÉ, UN CERTAIN NOMBRE DE PROPHÈTES ANNONCENT LA CATASTROPHE.

Pascal Bruckner, écrivain et essayiste

Le soupçon nous vient alors que ce courant veut moins nous avertir que nous punir. Ces âmes généreuses nous mettent moins en garde qu’elles ne nous souhaitent beaucoup de malheurs. La catastrophe n’est pas leur hantise, mais leur jouissance. Il faut lire les dossiers de l’Institut Momentum où Yves Cochet imagine, avec une délectation à peine feinte, un scénario de rupture de l’ordre mondial quand il n’y aura plus ni trains, ni voitures, ni électricité : « Les survivants à l’effondrement auront subi le plus grand traumatisme de leur vie, le plus grand traumatisme de l’histoire humaine : la mort de frères et de sœurs par centaines de millions qu’ils auront connue avant l’effondrement, par les médias désormais disparus. » Le pire n’est pas seulement possible, il est souhaitable et même désirable. Les Grands Prêtres de la Fin ne veulent pas sauver le genre humain, mais le fustiger. Ils appellent de leurs vœux la destruction qu’ils annoncent : la créature humaine est coupable, elle doit faire pénitence. L’Apocalypse est notre seule chance de salut. Nous avons collectivement besoin d’une bonne correction. À défaut du Grand Soir, le Grand Collapsus qui en est le miroir inversé : tous les espoirs investis dans la Révolution reviennent dans le frisson de l’écroulement général. Et puisque l’avenir porte le visage de la mort [Pierre-Henri Castel], l’humanité doit se préparer à sombrer et rédiger d’urgence son testament. L’écologie n’est jamais que la dernière mouture de l’anti-capitalisme classique.

Curieusement, ce discours de la malédiction est imperméable au doute. Il sait, il affirme : l’abîme vers lequel nous courrons est une certitude comme 2 et 2 font 4. On ne réfute pas les prophètes, on s’incline devant leurs oukases. C’est peut-être la finalité de ce bruyant tambour de la panique qu’on joue à nos oreilles : nous préparer à courber l’échine, nous rendre dociles. Au lieu d’encourager la résistance, les sociétés humaines survivent aux pires calamités et développent une intelligence des périls – on propage détresse et passivité.

LE CATASTROPHISME EST AU FOND UNE FACILITÉ

Derrière le grand-guignol à vernis scientifique, il a quelque chose de rassurant. Nul besoin d’inventer des solutions, il suffit de se débrouiller dans son coin, de se bricoler une spiritualité clés en main, dans des communautés rurales autosuffisantes. Or, il n’est pas d’écologie qui ne soit également une politique du possible et du compromis, c’est-à-dire du temps long. Pas d’écologie sans un amour réciproque de l’humanité et de la nature, sans un souci de la beauté du monde et de sa préservation. Tant que ce courant restera dans le registre millénariste, l’humanité doit réparer ses fautes et entrer en contrition, il effraiera peut-être, mais échouera à convaincre. Remarquons que ce pathos du gouffre domine surtout dans la vieille Europe et aux États-Unis : comme si le défaitisme était la résidence secondaire des anciens peuples privilégiés qui ont renoncé à construire le futur. La volupté du chaos semble aller de pair avec le renoncement à se battre. L’inquiétude environnementale est universelle, la peur de la fin du monde purement occidentale. Cela ne dit rien de l’état de la planète, mais beaucoup de l’Occident.

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