N° 130 - Automne 2019

Matérialisme ou spiritualisme ?

Y a-t-il, du point de vue d’un neurobiologiste, une différence vraiment identifiable (et pas seulement postulée a priori) entre un cerveau qui commet une erreur dans une addition et un cerveau qui exécute correctement l’opération ? Allons plus loin : un biologiste pourrait-il voir une différence matérielle observable entre le cerveau d’un nazi, celui d’un stalinien et celui d’un démocrate acquis au principe du libéralisme
politique ? Telle est la question qui préoccupe le matérialiste, comme le soulignait mon ami André Comte-Sponville dans une récente conférence :
« Quelle est la cause, en nous, d’une idée vraie ? Un matérialiste répondra spontanément : le cerveau. Sauf que le cerveau étant réputé cause de toutes nos idées, vraies ou fausses, il ne saurait être cause de ce qu’il y a de vrai en elles, et ce, d’autant moins que la vérité est éternelle et ne saurait dès lors commencer, ni donc résulter de quelque cerveau que ce soit. » Et comme mon camarade, il m’est arrivé souvent de poser la question à des biologistes et leur réponse fut toujours la même : non, il n’y a aucune différence entre un cerveau qui se trompe et un cerveau qui est dans le vrai, pas davantage entre un cerveau de droite et un cerveau de gauche, d’autant que le même cerveau peut se tromper le matin et se corriger le soir sans avoir changé de manière significative entre-temps. Que peut-on en conclure touchant l’antique querelle entre matérialistes et spiritualistes ? Essayons d’abord d’en préciser les termes.

Pour un matérialiste, bien évidemment, tout est naturel et rien ne saurait être à proprement parler « sur-naturel ». Le matérialiste renvoie volontiers (en souriant sous cape) le spiritualiste à l’alchimie et à la magie, pour ne pas dire aux esprits et aux tables tournantes. Étant à la fois spiritualiste et rationaliste, un héritier de Kant et de Popper, des penseurs qu’on ne peut guère soupçonner d’avoir cru aux trolls et aux fantômes, je suis bien évidemment d’accord qu’il n’y a pas de forces occultes dans l’univers et que tout ce qui est matériel est en effet matériel et obéit aux lois de la physique. Mais est-ce bien de cela qu’il s’agit, est-ce bien là que se situe la pomme de discorde entre spiritualistes et matérialistes ? S’agit-il vraiment de discuter de l’existence des elfes et des éléphants roses ? J’en doute, et j’observe avec intérêt que le matérialiste est parfois troublé par la question, pourtant cruciale, de l’origine de la différence entre l’erreur et la vérité, une question dont on m’accordera qu’elle est essentielle pour toute philosophie, qu’elle soit matérialiste ou spiritualiste. Voici comment André tente de résoudre le problème d’un point de vue matérialiste : il faut, selon lui, tenir que « la pensée dépend, et du cerveau dans l’ordre des causes, et de la vérité dans l’ordre des raisons, sans que les deux ordres aient pour autant le même statut ontologique (primat de la matière), ni d’ailleurs logique (primat de la raison)… ». J’avoue ne pas bien comprendre cette « solution », mais il est possible, cela dit sans ironie, que, n’étant pas matérialiste, quelque chose m’échappe dans le raisonnement. Il me semble qu’il aboutit plutôt au contraire de ce que voudrait le matérialisme, à savoir que la différence entre le vrai et le faux, mais tout autant entre le bien et le mal (disons, pour simplifier : entre le cerveau du nazi et celui du démocrate), ne possède en dernière instance aucune explication matérielle, ce qui plaide à mes yeux en faveur du « sur-naturel », disons, plus sérieusement, en faveur de la transcendance de la pensée par rapport à la matière dans l’ordre de raisons, parce que la pensée, bien qu’évidemment inséparable du fonctionnement d’un cerveau, n’est pourtant pas un « étant », un objet matériel, mais une réalité immatérielle. J’accorderai sans barguigner au matérialiste qu’en l’absence de cerveau, ou avec un cerveau gravement endommagé, les humains pensent clairement beaucoup moins bien. Mais qui, matérialiste ou non, ne l’accorderait pas ? Reste qu’avec le même cerveau, je peux me tromper le matin et me corriger le soir, que je peux voter à droite à telle élection et à gauche à la suivante. D’où vient alors la différence ?

Je n’ai pas plus de réponses que mes amis biologistes, mais ce qui semble certain à tout le moins, c’est qu’aucun d’entre eux n’est capable d’affirmer que cette différence est matérielle. Mon cerveau et mes neurones ne changent pas assez du soir au matin, ni d’une élection à l’autre, pour que je puisse expliquer une erreur dans une addition, montrer en quoi et pourquoi je me trompe ici et pas là, ou pourquoi je change d’avis sur tel ou tel sujet. Mystère insondable de la pensée et de la liberté humaines qui sont des réalités, certes, mais non matérielles car elles transcendent la nature et ne lui sont pas aussi aisément réductibles que le voudrait le matérialiste. Il peut toujours dire : « Attendons, peut-être qu’un jour un biologiste expliquera nos erreurs par un bug neuronal, comme un informaticien le ferait pour un ordinateur. » Reste que, pour l’instant, cela relève d’un postulat peu raisonnable. C’est évidemment de ce « sur-naturel » là, c’est-à-dire de la transcendance de l’esprit sur la matière s’agissant de vérité comme de morale, que parle le rationalisme critique, pas des esprits frappeurs et des démons à cornes. Tant qu’un biologiste ne pourra pas m’expliquer sérieusement la différence entre un cerveau de gauche et un cerveau de droite, entre un cerveau de matérialiste et un cerveau de spiritualiste, entre un cerveau qui bugge et un cerveau qui ne bugge pas, il me semblera tout simplement plus probable et pour tout dire plus rationnel de croire en une certaine transcendance de l’esprit par rapport à la matière. Encore faut-il préciser de quelle transcendance on parle ici, car il en existe trois genres fort différents.

En premier lieu, celle de l’ordre harmonieux que les Grecs anciens appelaient le « cosmos », un ordre dit « transcendant » par rapport aux êtres humains parce qu’ils ne l’ont ni créé ni inventé. Ils le découvrent au contraire comme une donnée extérieure et supérieure à eux. C’est ensuite la transcendance du Dieu des grands monothéismes, une transcendance qui ne se situe pas seulement par rapport à l’humanité, mais aussi par rapport à un monde conçu tout entier comme une créature dont l’existence dépend d’un Être suprême situé hors de lui. Mais une troisième forme de transcendance, différente des deux premières, peut encore être pensée. À la différence de la transcendance cosmologique ou théologique, cette transcendance-là ne renvoie pas à l’idée d’un « fondement ultime », d’une cause première, ni à la matière des matérialistes, ni au Dieu créateur des croyants, mais plutôt à la conviction que pour un authentique rationaliste, il n’y a jamais de fondement ultime. Lorsque j’ouvre les yeux sur le monde, les objets me sont toujours donnés sur un fond, et ce fond lui-même sur un autre fond qui ne cesse de se déplacer, comme le fait l’horizon pour un navigateur, sans jamais se clore pour constituer une cause première.

La différence entre le vrai et le faux ne possède en dernière instance aucune explication matérielle.

Luc Ferry, Écrivain et philosophe

Ainsi la notion d’horizon, en raison de sa mobilité infinie, renferme-t-elle en quelque façon celle de mystère : si l’on refuse de croire à une cause première, comme le matérialisme et la théologie nous invitent à le faire chacun à sa façon, il faut admettre que la connaissance humaine ne saurait jamais accéder à l’omniscience, qu’elle ne peut jamais ni coïncider avec le point de vue de Dieu ou de la matière, ni même en postuler rationnellement l’existence. C’est par ce refus de la clôture, par ce rejet de toutes les formes de « Savoir Absolu », que cette transcendance d’un troisième type apparaît comme une « transcendance dans l’immanence » : c’est bien « en moi », dans ma pensée ou dans ma sensibilité, que se dévoilent les valeurs. Pour autant, je n’invente ni les vérités mathématiques, ni la beauté d’une oeuvre, ni les impératifs éthiques, ni même la logique des sentiments : on « tombe amoureux » plus qu’on ne le décide. La transcendance est en ce sens bien réelle : je n’y puis rien, 2 + 2 font bien 4 et cela n’est pas affaire de goût. Reste que cette vérité, si simple soit-elle, échappe à toute fondation ultime. Je puis sans doute la déduire de certains axiomes initiaux, en l’occurrence ceux de l’arithmétique classique, mais au-delà de ces axiomes, qui par définition sont et restent des propositions non démontrées, aucun fondement réel ne m’est jamais dévoilé. En quoi le rationalisme critique renonce à chercher dans la matière ou dans la divinité l’explication dernière de notre rapport à des valeurs qu’il considère à la fois comme spirituelles et comme universelles.

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