Le Refettorio, une cantine solidaire servant gratuitement des repas aux plus démunis.
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Le Refettorio, une cantine solidaire servant gratuitement des repas aux plus démunis. © Angelo Dal Bo
N° 131 - Printemps 2020

Des chefs étoilés s’engagent contre la faim

« Jeter de la nourriture, c’est comme retirer le pain de la bouche des pauvres et des affamés », a déclaré un jour le pape François. Tandis que, tout autour de la planète, plus d’un milliard de tonnes d’aliments finissent à la poubelle et que 10% de la population souffre de sous-alimentation, des cuisiniers se mobilisent un peu partout pour apporter des solutions basées sur la solidarité.

En 2005, le cuisinier David Höner a créé à Zurich Cuisine sans frontières pour démontrer que « cuisiner et manger ensemble est un acte social ». En 2006, c’est le chef David Hertz qui a lancé au Brésil Gastromotiva, un mouvement visant à mettre la gastronomie au service de la lutte contre la faim, la pauvreté et le gaspillage alimentaire. Après avoir essaimé au Mexique, en Afrique du Sud ou au Salvador, il regroupe aujourd’hui plus de 300 projets à travers le monde, avec le partage comme fil rouge.

En 2016, c’est le chef italien triplement étoilé Massimo Bottura et sa femme Lara Gilmore qui ont lancé leur fondation Food for Soul. Leur objectif ? Créer du lien social, réduire le gaspillage alimentaire et les problèmes de malnutrition. «Un délicieux repas, servi chaud, cuisiné avec des produits de saison et partagé avec d’autres est bien plus que la somme de ces ingrédients, affirme le chef. C’est un geste d’amour. » Leurs Refetterio, sortes de cantines solidaires stylées, vont éclore de Milan à Londres, en passant par Paris, afin de servir gratuitement des repas aux plus démunis. Réalisés par de grands noms de la gastronomie, les plats sont élaborés à partir de produits invendus et servis dans un cadre conçu par des designers.

Au Cinquième Jour, à Genève, le chef Walter el Nagar se montre aux petits soins pour les plus démunis.
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© 5emejour
Au Cinquième Jour, à Genève, le chef Walter el Nagar se montre aux petits soins pour les plus démunis.

Genève n’est pas en reste ! Dans le quartier des Eaux-Vives, entre le cinéma indépendant Les Scala et une épicerie de produits biologiques, le chef nomade Walter el Nagar a installé un restaurant solidaire baptisé Le Cinquième Jour. Sans fioritures, ce gastro intimiste va à l’essentiel avec son comptoir de béton brut en forme de fer à cheval offrant une vue imprenable sur la cuisine. Impossible de perdre une miette de la préparation des plats et de ne pas croiser le chef. Ici, on mise autant sur le repas que sur les échanges entre clients et brigade. Campés sur des chaises hautes, une douzaine de convives dégustent un menu unique, réalisé avec des produits de saison, locaux et biologiques, achetés au marché de Rive dans l’esprit « zéro kilomètre ».

Quatre jours par semaine, c’est un public de privilégiés, prêt à débourser plus d’une centaine de francs, qui vient y vivre une expérience gastronomique. Et le cinquième jour… place aux bénéficiaires de l’Hospice général, de la Croix-Rouge ou de l’association Le CARÉ. Le menu, l’expérience, le décor et l’attention portée aux clients sont les mêmes que le reste de la semaine. À une exception près : le public qui déjeune ou dîne ici le samedi ne paie pas l’addition. « En plus du repas, nous souhaitons leur apporter de la beauté, du silence et de la convivialité, ajoute le maître des lieux, qui se fait aussi appeler Mad Chef sur les réseaux sociaux. La gastronomie contient toutes ces valeurs. »

Pour lui, tout a commencé à Los Angeles, alors que ce globe-trotter travaillait dans un restaurant cossu de Venice Beach. « Le contraste était saisissant entre les clients qui venaient dîner et les 60’000 sans-abri installés sur les trottoirs. Avec mes associés, nous avons cherché des solutions et découvert la fondation Food for Soul de Massimo Bottura et Lara Gilmore, avec sa devise : ‹ Un repas est un geste d’inclusion. › De plus, ce chef est Milanais, comme moi. J’ai essayé de rejoindre le mouvement, mais… c’était compliqué. »

Grâce à sa notoriété, Massimo Bottura attire les plus grandes toques de la planète, comme Yannick Alléno ou Alain Ducasse, qui n’hésitent pas à prêter main-forte pour remplir la centaine d’assiettes sous les crépitements des flashs. Walter el Nagar a préféré une action plus discrète.

À son arrivée à Genève, le trentenaire a mis en route le fameux Fiskebar de l’Hôtel de la Paix, puis le bar à ramen Susuru, avant de lancer Polp, un resto pop-up, mais sans jamais abandonner son désir d’une cuisine plus en lien avec le social. « J’ai contacté le Jardin de Montbrillant, tenu par l’association Carrefour-Rue, explique-t-il. À l’époque, les repas gratuits n’étaient servis que le midi. J’ai donc proposé de venir cuisiner le soir et j’ai entraîné d’autres chefs dans l’aventure comme Mitsuru Tsukada (Four Seasons), Alessandro Cannata (Métropole), Priscilla Fucci (Fiskebar) ou Romuald Hauroigné (Café Bach). C’était une expérience enrichissante, mais cela ne résolvait pas tout. C’est là que j’ai eu l’idée du concept du Cinquième Jour, et que j’ai cherché une solution tout à la fois solidaire et répondant au problème du gaspillage alimentaire. »

Avec son collectif baptisé Société anonyme cuisiniers, qui réunit une quinzaine de chefs, il propose de temps à autre des événements éphémères. En juin, c’est un chef srilankais qui a investi les cuisines dans le cadre du Refugee Food Festival. D’autres restaurants locaux, comme Le Lyrique, le café du Grütli, ou La Potinière ont permis à des chefs algérien, irakien ou libano-syrien de s’exprimer à travers leurs plats, démontrant ainsi que la cuisine est un langage universel.

Du côté de la gare Cornavin, d’autres liens se tissent entre cuisine et solidarité. On a tous entendu parler de « l’effet papillon » – ce battement d’aile qui provoque une tempête à l’autre bout de la planète. C’est le nom qu’a choisi Julie Bordier pour son service de restauration traiteur, lancé en 2017. « J’aime l’idée de détourner la théorie du chaos pour lui donner un sens positif, car on voit comment de petites causes peuvent avoir d’immenses conséquences. » Le concept mis au point par cette jeune cuisinière inventive veut qu’en commandant un menu à L’Effet Papillon, le convive offre un repas à une personne démunie ailleurs dans le monde.

Au mois de juin dernier, des écoliers indiens ainsi que l’association genevoise Carrefour-Rue ont reçu de quoi financer des repas, et des familles salvadoriennes ont bénéficié d’un accès à l’eau potable. Diplômée de l’École hôtelière puis de l’Essec à Paris, Julie Bordier a découvert le monde du « non-profit » en travaillant pour la fondation Heart for India. « Ce fut une révélation ! », raconte-t-elle, enthousiaste. L’envie de voler de ses propres ailes l’incite à créer un lien entre cuisine et solidarité avec ce service traiteur à vocation philanthropique. La start-up propose des plateaux-repas, des formules cocktail, des petits déjeuners, tous réalisés à partir de produits frais, de saison, locaux et « sains pour les clients et respectueux de la planète, précise-t-elle. De plus, les clients de L’Effet Papillon participent à ses actions. On pose sur les tables ou les buffets des plaquettes expliquant la démarche aux convives, qui peuvent choisir de soutenir une action plutôt qu’une autre. Du coup, les clients ont des retours positifs et reçoivent des remerciements pour leur engagement. Cela participe aussi à notre succès. » Tous les six mois, Julie Bordier et son équipe sélectionnent trois projets liés à l’aide nutritionnelle ou à l’accès à l’eau potable, dont deux agissent à l’international et le troisième en Suisse. « Très vite, grâce à des partenaires qui répondent présents, nous avons vu la solidarité se mettre en place. Le Country Club, par exemple, nous prête gracieusement sa cuisine depuis plus d’un an. Sans parler des entreprises qui nous ont fait confiance dès le début. »

Julie Bordier, la jeune cuisinière de L’Effet Papillon qui souhaite proposer une cuisine colorée, saine et respectueuse de l’environnement.
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© Effetpapillon
Julie Bordier, la jeune cuisinière de L’Effet Papillon qui souhaite proposer une cuisine colorée, saine et respectueuse de l’environnement.
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© Effetpapillon

Car on ne peut plus fermer les yeux. « Si on ne fait pas attention à notre façon de consommer, on va droit dans le mur, poursuit Julie Bordier. En Occident, on ressent sans doute une forme de culpabilité. Nous avons trop, alors qu’à l’autre bout de la planète, certains bataillent pour trouver de quoi manger. » Cette solution clés en main à vocation philanthropique répond ainsi au besoin des gens de s’impliquer, de se montrer solidaires et de s’inscrire dans une démarche durable.

L’émergence de ce mouvement trouve sans doute ses racines dans la pratique du caffè sospeso. Née à Naples pendant l’entre-deux-guerres, elle s’est répandue en Europe vers 2013, grâce au mouvement des Indignés. Elle consiste à payer deux cafés, en boire un et laisser l’autre en attente d’un plus démuni que soi. Une association lausannoise regroupe sur son site Le Suspendu six initiatives romandes de solidarité urbaine. Certaines offrent un café, d’autres un repas. « Notre association permet à tout le monde d’exprimer sa générosité. En fréquentant des établissements partenaires, vous pouvez offrir à votre tour un suspendu et montrer par la même occasion votre soutien aux restaurateurs qui ouvrent leur porte à toutes et tous », peut-on lire sur le site Internet.

Ainsi, à Martigny, Terra Mia propose à sa clientèle d’offrir une pizza à des personnes sans abri ou en situation de précarité. « Hier, une personne d’apparence tout à fait normale est venue et nous a demandé une pizza suspendue, explique son patron sur son compte Facebook. Il s’est installé au bar et a mangé sa pizza et sa boisson offertes. Avant de partir, il nous a demandé ce qu’il pouvait faire pour nous remercier. Voilà la réponse à la question que l’on nous pose souvent. Je ne peux juger une personne sur son apparence, et ne peux demander de justificatifs, mais je pense pouvoir reconnaître une personne honnête qui, avec juste un regard et en nous disant merci, nous remplit le cœur de satisfaction (…) et tout cela grâce à tous. » En septembre dernier, Terra Mia annonçait avoir distribué 500 pizzas « suspendues » depuis le début de l’opération en janvier.

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