N° 127 - Automne 2018

Ils ont tenu mon volant sans rien ignorer de ma conduite

Pour mes 10 ans de Figaro, Pierre Brisson m’avait demandé le cadeau que je souhaitais. Comme j’étais déjà un multicartes écartelé entre mes diverses tâches, j’avais répondu : « J’aimerais que vous m’offriez un chauffeur. » Le patron du premier quotidien de France avait paru surpris : « Nous sommes trois au Figaro à disposer d’un chauffeur. L’administrateur général, le rédacteur en chef et moi-même. Donnez-moi le temps de la réflexion. » Trois jours plus tard, il me faisait venir dans son bureau ovale du rond-point des Champs-Élysées. Le chauffeur était accepté et j’étais nommé directeur des services parisiens. J’ai gardé pendant cinquante-deux ans ce luxe sachant que si Le Figaro rétribuait le chauffeur, les voitures de fonction restaient à ma charge.

Mon dernier automédon fut Perera, réfugié politique sri-lankais, agrégé de mathématiques, propriétaire de cours privés dans son pays et qui pour faire de ses deux enfants un docteur en médecine à 23 ans et une centralienne à 22 accepta de tenir mon volant sans qu’en un quart de siècle il ait eu le moindre accrochage et le plus petit retard. Ce qui n’était pas le cas de ses devanciers. Bien qu’Edward fut né à Belleville et qu’il n’ignora pas mon incapacité à m’exprimer dans la langue de Shakespeare, il mettait un point d’honneur et sans doute un zeste de malice à truffer nos échanges d’expressions dont je ne comprenais pas un mot. Il était si snob qu’il insistait pour porter une casquette déjà passée de mode. Son plus grand plaisir consistait à astiquer quotidiennement la victoire de Samothrace surmontant notre capot avant de se plonger ostensiblement dans la lecture de la brochure anglaise de la marque. Aux passants qui admiraient son zèle, il faisait volontiers l’historique de Rolls-Royce en précisant la date à laquelle, à la mort de son dernier constructeur, le second R était passé du rouge au noir.

AUSSI NOMBREUX QUE LES APÔTRES...

Suivit le « gardien de musée » qui, tandis que je dirigeais France-Soir, faisait visiter ma voiture-bureau en empochant un droit d’entrée pour rétribuer ses commentaires. Il y eut aussi le « grand maladroit » qui multipliait les accrochages au point qu’après avoir effectué chaque plein dans une station-service, il mettait le cap sur le carrossier. Mais c’est « l’indiscret » qui me faisait le plus peur. Il ne se contentait pas d’écouter mes conversations. Tantôt il les enregistrait, tantôt il prenait des notes. Ayant su qu’il se préparait à publier un petit livre sur mes relations et mes habitudes, je m’offris une limousine dont un épais vitrage séparait le siège avant de la banquette arrière. C’est Michel Audiard qui inaugura ce nouvel équipage. Voyant comme je m’étais isolé, il grommela « Il est contagieux ton gars ? ».

Siège avant et banquette arrière

Le « valétudinaire » était en moins bon état que le véhicule que je l’avais chargé d’entretenir. Il allait si régulièrement d’une grippe à une angine et d’une intoxication alimentaire au rhume des foins que le journal l’avait flanqué d’un remplaçant. Il insistait fièrement sur une jeunesse de caractère lui ayant permis de contracter, alors qu’il avait dépassé la cinquantaine, la varicelle et la coqueluche. Le « séducteur compulsif » était joli garçon, le savait et en usait chaque fois que j’étais occupé à gagner notre vie à tous les deux. Un soir où j’avais prolongé les réunions très tard, je le trouvais allongé en galante compagnie sur la couchette qu’il m’avait conseillé d’aménager sur la banquette arrière pour prendre un peu de repos. À « l’ancien militaire », vingt ans passés sous le pompon des marins avaient laissé plus d’automatismes que de cheveux. Ainsi claquait-il des talons quand nous nous retrouvions le matin et saluait-il réglementairement toutes les personnes qui m’accompagnaient. Nous ne croisions pas une silhouette féminine sans que « l’obsédé » détourna son regard du pare-brise et du tableau de bord pour apprécier fugitivement un galbe ou dans l’espoir d’une liaison plus durable. Lorsque le soir venu je quittais mon bureau, je le trouvais toujours en conversation avec l’une de celles qu’il qualifiait de mignonne bien qu’elle fut parfois retraitée. À ma vue, il tendait alors à son interlocutrice une carte de visite précisant tous les numéros de téléphone où l’on pouvait le joindre y compris celui de notre voiture. Dans sa jeunesse déjà lointaine, le « caricaturiste » avait suivi les cours d’une école des Beaux-Arts. Lorsqu’à l’arrêt dans un embouteillage je le voyais crayonner, je savais qu’il brossait le portrait d’un de mes passagers. Comme il était sympathique et pas dénué de talent, nous lui avons organisé une exposition dans une petite galerie du Marais. Son bonheur avait été complet lorsque quelques jours plus tard Le Figaro lui avait consacré quelques lignes. Pour le « mécanicien », aucun organe du véhicule n’avait de secret. Si je l’avais écouté, mon garagiste aurait fait faillite. Sa joie était d’enfiler son vieux bleu de travail, de passer sous le chassis et d’en ressortir taché des pieds à la tête. Une fois la réparation terminée, il me calculait la somme qu’il m’avait fait économiser sans jamais rien accepter en contrepartie.

« Journaliste-né », Sylvestre possédait encore plus la fibre de l’information que moi. Au gré des déplacements et des stationnements, il se tenait au courant de tout. Si j’avais un doute sur la nature d’un monument, le succès d’un film ou les tracas d’un homme politique, je faisais appel à ses lumières et n’étais jamais déçu. Il savait tout sur tout et n’oubliait rien. Au soir d’une longue journée où il m’avait expliqué pourquoi dans une artère parisienne on réimplantait les rails de tramway qu’on avait enlevés vingt ans plus tôt et les différences de couleur correspondant aux périodes de Picasso, je ne pus m’empêcher de lui dire qu’il aurait été capable de jouer mon rôle tandis que je me serais évertué à interpréter le sien. Je l’avais piqué au vif. Il soupira : « Je pense que Le Figaro n’aurait pas perdu un lecteur et qu’il n’y aurait pas eu plus de vieilles dames écrasées sur un passage clouté. Mais le monde est ainsi fait. Quand les cartes sont distribuées, on ne peut plus quitter la table. »

Le raté de la Formule 1

« L’arriviste » avait raté son départ. S’il conduisait aussi rapidement que Fangio, son rêve eut été d’avoir un chauffeur auquel il eut recommandé la prudence. Internet n’existait pas encore, mais il occupait tous les moments d’attente que je lui imposais à fouiller les petites annonces. Par trois fois, pendant nos grandes vacances communes, il avait tenté de se reconvertir. En vain. Et puis un jour, il m’annonça triomphalement qu’un vieux monsieur dans l’œil de qui il avait tapé lui confiait la gérance d’une des plus importantes brasseries parisiennes. Je l’ai rencontré par hasard quelques années plus tard. Le vieux monsieur était mort, lui laissant la propriété de la brasserie, de plus en plus prospère. Nous sommes allés boire un verre qu’il a insisté pour payer. En évoquant un passé qu’il ne reniait pas, il s’autorisa une petite perfidie : « Grâce à vous, j’ai compris comment il ne fallait pas traiter son personnel. » Le « vieux copain » ne dépara pas ma collection. Nous nous étions connus au lycée puis au régiment où sa bonne éducation et sa dextérité au volant lui avaient valu le poste envié de chauffeur du colonel. Il avait bourlingué ensuite sans trouver sa voie. Il fut mon deuxième chauffeur. Je n’avais rien d’autre à lui reprocher qu’une familiarité assez normale entre vieilles connaissances, mais je finis par être gêné de l’entendre me tutoyer en m’appelant « Fifi », qui était le diminutif imaginé par mes enfants en bas âge. J’ai excipé d’un prétexte pour m’en séparer. J’ai appris que cela lui avait plutôt bien réussi puisqu’il conduisait un ministre.

LA BIÈRE LUI RÉUSSIT MIEUX QUE L’ESSENCE.

C’est ma petite galerie personnelle. Elle réunit les ratés de la Formule 1 qui en savent le plus sur moi et auxquels je dois d’être encore en vie quand nous roulions à tombeau ouvert sur des routes de montagne. Chers chauffeurs, j’ai su que j’étais vraiment devenu vieux lorsque je n’ai plus ressenti d’embarras à ce que ma portière s’ouvre sans mon concours.

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