N° 132 - ÉTÉ 2020

« S’aimer soi-même, cela suppose qu’on se connaisse comme on est »

– Je vous trouve bien indulgent avec Pascal !
– Indulgent ? Le mot est faible. Je ne suis pas indulgent : je suis admiratif !
– Je ne conteste pas son génie, qui saute aux yeux dès qu’on ouvre les Pensées. Mais quand même, toute cette tristesse, cette noirceur, cette haine de soi…
– Va pour la noirceur, mais tonique, lumineuse, fulgurante !
On dirait du Soulages, en plus fort.
– Justement : est-ce qu’il n’en rajoute pas un peu, lui aussi ?
– Soulages ne rajoute pas : il retranche toutes les couleurs, sauf le noir. C’est d’ailleurs ce que je lui reproche. Faire chanter les noirs, c’est très bien. Mais pourquoi s’amputer de tout le reste ?
– Pascal s’ampute aussi : du bonheur, de la joie, du plaisir…
– Pas du tout ! Souvenez-vous du
Mémorial : « Joie, joie, joie, pleurs de joie ! »
– Oui, une nuit de feu, une seule, dans une vie de ténèbres !
– Mais qui illumina tout le reste. Quant à la prétendue haine de soi, que vous évoquiez à l’instant, elle est incompatible avec le christianisme. Vous vous doutez bien que Pascal ne l’ignorait pas. S’il faut aimer son prochain « comme soi-même », il faut donc s’aimer aussi soi !
– Pascal écrit pourtant bien que « le moi est haïssable » !
– Pascal en serait d’accord, et d’ailleurs il n’est pas exclu que La Rochefoucauld lui en ait emprunté l’idée. Mais Pascal, lui, n’oublie pas qu’il y a, comme il dit, « un amour qu’on se doit à soi-même ». L’erreur n’est pas de s’aimer ; c’est de n’aimer que soi, ou que pour soi !
– Donc n’aimer l’autre que « comme le loup aime l’agneau », disait Nietzsche…
– Mais lui, c’était pour se moquer de l’amour du prochain !
– N’avait-il pas raison ? « Aimer son prochain comme soi-même », quelle blague ! Je suis comme Desproges :
« Personnellement, je préfère moi-même ! »
– Nous en sommes tous là.
– Donc les Évangiles nous demandent quelque chose d’impossible…
– En tout cas d’improbable. Tant que je m’aime comme personne, autrement dit plus que tout, comment pourrais-je aimer n’importe qui comme moi-même ? Or c’est la pente naturelle : chacun de nous, tant qu’il n’a pas d’enfant, tend à se préférer aux autres…
– Vous allez faire comme tel de vos collègues, qui vient de publier un « éloge du narcissisme ».
– Surtout pas ! Narcisse ne s’aime pas : il est amoureux de son image, c’est-à-dire de ce qu’il voudrait être ou paraître. Célébrer le narcissisme, c’est célébrer le mensonge, l’illusion, la sottise. Rousseau disait déjà qu’il ne faut pas confondre l’amour de soi, qui est légitime, et l’amour-propre, qui n’est que sa perversion vaniteuse, sous le regard de l’autre. On aurait bien tort, a fortiori, de confondre l’amour de soi et le narcissisme !
– Une amie psychiatre me disait l’autre jour : « Les gens ne savent pas s’aimer eux-mêmes ; ils sont beaucoup trop narcissiques pour ça ! »
– Certes ! Mais « le moi », dans la langue du XVIIe siècle, ce n’est pas moi, ni vous : c’est l’égoïsme, c’est-à-dire le moi en tant qu’il se fait, comme dit Pascal, « le centre de tout ».
–  C’est ce que La Rochefoucauld appelait l’amour-propre : « L’amour de soi-même, et de toutes choses pour soi. » Il ajoutait que cet amour-propre « rend les hommes idolâtres d’eux-mêmes, et les rendrait les tyrans des autres si la fortune leur en donnait les moyens ».

LES GENS NE SAVENT PAS S’AIMER EUX-MÊMES ; ILS SONT BEAUCOUP TROP NARCISSIQUES POUR ÇA !

– Jolie formule, et très juste ! S’aimer soi-même, cela suppose d’abord qu’on se connaisse comme on est (au lieu de passer sa vie à « se la jouer », comme disent les jeunes, c’est-à-dire à se rêver, à se fantasmer, à faire semblant), puis qu’on accepte sa propre banalité, sa propre médiocrité, sa propre petitesse. Tout le contraire du narcissisme !
– « Il n’y a pas de grand homme pour son valet de chambre », disait Hegel…
– Ni pour soi, s’il est lucide !
– Mais alors cet amour de soi, que vous évoquez, ce-lui « qu’on se doit à soi-même », comme disait Pascal, comment le penser ?
– En inversant la formule des Évangiles, ou plutôt en en prenant la réciproque, en l’occurrence aussi vraie que la proposition première : s’il faut aimer son prochain comme soi-même, c’est donc qu’il faut s’aimer soi-même comme un prochain.
– Mais le prochain, c’est n’importe qui !
– Justement ! C’est ce que Simone Weil a génialement compris. « Aimer un étranger comme soi-même, di-sait-elle, cela implique comme contrepartie : s’aimer soi-même comme un étranger. » La seule façon d’aimer n’importe qui comme soi-même, c’est de s’aimer soi-même comme n’importe qui.
– N’importe qui, c’est ce que nous sommes en effet et par définition !
– Par quoi le message évangélique n’est pas si fou qu’on pouvait d’abord le croire. En apparence, Jésus nous demande l’impossible. Aimer n’importe qui comme moi-même, j’en suis incapable (Desproges a raison : je préfère moi-même). Mais moi-même, que suis-je ? N’importe qui ! Tout s’inverse ici. Si je m’aime pour ce que je suis (n’importe qui), il devient au moins envisageable d’aimer n’importe qui comme moi-même !
– L’amour qu’on se doit à soi-même, c’est donc le même amour qu’on doit au prochain…
– Ce que les chrétiens appellent un amour de charité.
– Le dicton est donc plus vrai qu’on ne s’y attendrait : « Charité bien ordonnée commence par soi-même ! »
– Sauf que c’est moins un commencement, me semble-t-il, qu’un aboutissement. Pour apprendre à s’aimer comme un prochain, il faut d’abord cesser de s’aimer comme personne, c’est-à-dire se déprendre (pour au-tant qu’on le puisse, et on n’en a jamais fini) du narcissisme. Vous savez que Freud a écrit un texte intitulé « Pour introduire le narcissisme » (sous-entendu : dans la théorie psychanalytique). J’ai longtemps rêvé d’écrire un livre qui s’appellerait « Pour sortir du narcissisme ». Puis j’ai fini par comprendre que ce livre existe déjà, depuis longtemps : il s’appelle Les Évangiles.
– Et vous vous dites athée !
– Quel rapport ? Vous avez besoin d’un Dieu pour vous déprendre de vous-même ?
– Peut-être pas. Mais pour croire en un amour inconditionnel, oui.
– Qui vous parle d’amour inconditionnel ? Le seul que je connaisse, c’est celui des parents pour leurs enfants. Et encore, c’est surtout vrai quand les enfants sont petits !
– Et au sein du couple ?
– Amour conditionnel, et c’est très bien ainsi. La femme battue par son mari, j’espère bien qu’elle va cesser de l’aimer !
– Et dans l’amitié ?
– Même chose. Vous découvrez qu’un de vos amis vous a trahi, vous calomnie à tout va, ou simplement est un salaud. Pourquoi devriez-vous continuer à l’aimer ?
– Reste l’amour de charité… N’est-il pas inconditionnel ? Aimer son prochain comme soi-même, c’est l’aimer quoi qu’il soit, quoi qu’il fasse, donc sans condition…
– Soit. Mais c’est un amour sans préférence, qui n’a donc guère sa place ni dans le couple ni dans l’amitié. C’est l’amour de Jésus pour Judas ou pour ses bourreaux…
– Vous y croyez ?
– Guère, ou seulement chez certains individus d’exception, comme Jésus, s’il a existé, ou Etty Hillesum. Quant à moi, j’en suis clairement incapable !
– Pourtant vous faites l’éloge de la charité…
– Ce n’est pas moi qui le fais : ce sont deux mille ans de civilisation chrétienne.
– Mais vous n’y croyez pas ?
– À Dieu, non. À la civilisation, si, bien sûr !
– Et à la charité ?
– Disons que j’y crois comme à une espèce d’idéal, plutôt que comme un objet d’expérience. Qui peut être certain d’avoir vécu, ne serait-ce qu’une fois dans sa vie, un pur moment de charité ? Pas moi ! Des moments de compassion, oui, bien souvent. Mais de charité ?
– Vous voilà bouddhiste…
– Pas plus que chrétien ! Pas besoin de croire au karma ou à la réincarnation pour être capable de compassion ! Quant au fond, le message du Christ me paraît plus exaltant (l’amour, c’est quand même mieux que la compassion !). Mais je vous accorde que le message du Bouddha est plus réaliste.
– Si la charité n’est qu’un idéal, pourquoi en parler ?
– Parce qu’on a besoin d’idéaux ! L’amour de charité ne brille, sauf exception, que par son absence ; mais il brille, il nous éclaire, il indique une direction, vers laquelle on peut au moins essayer d’avancer !
– Et le narcissisme ?
– C’est le contraire : un point de départ, dont on n’a jamais fini de s’éloigner !

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