N° 117 - Été 2015

Dialogue sur le blasphème et l’islamophobie

– Alors, cette immense manif du 11 janvier, après les attentats contre Charlie Hebdo et la supérette casher, vous y étiez ?
– Bien sûr !
– C’était aussi formidable qu’on l’a dit ?
– Pour ce qui est du nombre de manifestants, oui. Je n’avais jamais vu ça, ni rien qui y ressemble. Je m’attendais à revivre quelque chose comme la manifestation du 13 mai 1968, contre les violences policières (on avait parlé alors de 800 000 manifestants), mais c’était bien différent !
– Parce qu’il y avait plus de monde ?
– Beaucoup plus ! Le 13 mai, j’avais eu du mal à atteindre la place Denfert-Rochereau, mais j’y étais tout de même parvenu. Le 11 janvier, pas question d’atteindre la place de la République ! Toutes les rues qui y menaient étaient saturées, bien avant de s’en approcher. Ce n’était d’ailleurs pas un défilé : plutôt un gigantesque rassemblement, qui débordait de partout, comme une ville en crue. Puis l’ambiance aussi était bien différente : moins militante, moins enthousiaste, moins contestataire…
– Cela peut se comprendre : c’était aussi un moment de deuil…
– Sans doute. Mais il y avait autre chose : en 1968, c’était la France de gauche qui manifestait ; le 11 janvier, c’était la France tout court.
– Mais pas tout entière…
– Vous avez raison. Les « minorités visibles », comme on dit, étaient peu présentes.
– C’était la France blanche qui manifestait…
– Pas elle seule, fort heureusement ! Mais on avait un peu le sentiment, en effet, qu’une dimension ethnique venait désagréablement s’ajouter au tableau – non certes parce que les « Français de souche » se seraient affirmés comme tels, ce n’était pas le problème, mais parce qu’il y avait moins de Noirs ou d’Arabes qu’on aurait pu s’y attendre ou le souhaiter.
– Mettez-vous à leur place ! Pour ceux d’entre eux qui sont musulmans, comment pourraient-ils se reconnaître dans un journal qui caricature ou injurie le Prophète ? D’ailleurs, vous-même, reprendriez-vous le slogan « Je suis Charlie » à votre compte ?
– Pas au sens, en tout cas, d’une identification ou d’une appartenance. Mais pour manifester une solidarité, pourquoi pas ? Lorsque Cohn Bendit fut expulsé, en mai 1968, il nous est arrivé de crier : « Nous sommes tous des juifs allemands ! »
Ce n’était pas revendiquer une appartenance à la judéité ou à l’Allemagne…

– J’en conclus que Charlie Hebdo n’est pas votre tasse de thé… Cela me rassure ! Je n’ai jamais aimé ce journal. Trop de vulgarité, d’obscénité, de haine… C’est peut-être parce que je ne suis pas Français : ce que vous appelez « gauloiserie » ressemble fort, vu de Suisse, à de la grossièreté !
– C’est un journal que je ne lisais plus depuis des années. Mais il me rappelle ma jeunesse (c’est pourquoi la mort de Cabu et Wolinski m’a tellement touché : ils nous accompagnaient depuis l’adolescence). Et puis toute l’équipe menait un combat courageux, les événements l’ont tragiquement confirmé, contre l’intégrisme, le fanatisme, l’obscurantisme… Nous aurions dû les soutenir davantage ! Bref, je ne le lisais plus, mais je viens de m’y abonner – moins par goût que par solidarité !
– Il y a d’autres façons, pour mener ce combat, que l’insulte et le blasphème ! D’ailleurs, j’ai relu il y a peu l’article « Blasphème », dans votre Dictionnaire philosophique. Vous le dites vous-même : « Le blasphème fait partie des droits de l’homme, pas des bonnes manières. »
– Il vaut donc mieux l’éviter, du moins dans les circonstances ordinaires de la vie. Mais on ne va pas reprocher à un journal satirique de ne pas respecter les bonnes manières !
– Pourquoi non ? L’humour n’excuse pas tout ! A quoi bon choquer ou blesser les croyants ?
– Personnellement, vous savez que j’évite de le faire. Mais un droit que personne n’utiliserait jamais, il risque fort de tomber en désuétude. Aussi ne suis-je pas mécontent que certains, dans un cadre très particulier (un journal humoristique, que personne n’est obligé de lire), pratiquent allègrement le blasphème. Cela nous rappelle qu’aucune loi, dans un Etat laïque, ne saurait valablement le sanctionner. Or la liberté, dans ce domaine comme dans d’autres, importe davantage que les bonnes manières !
– Sauf que le blasphème, pour un athée, est une espèce de contradiction performative : si Dieu n’existe pas, comment l’injurier ou lui manquer de respect ?
– La logique vous donne raison. Mais les fondamentalistes vous donnent tort. Ce sont eux qui parlent de « blasphème » et qui prétendent nous l’interdire ! Nous ne faisons – peut-être maladroitement – que reprendre le mot qu’ils utilisent, pour les combattre. C’est quand même moins grave, si vous me permettez cette pique amicale, que d’interdire les minarets !

– Je vous vois venir ! Vous allez reprocher aux Suisses d’être bien élevés mais islamophobes !
– N’est-ce pas le cas de certains ?
– Sans doute. Reste à savoir ce qu’on entend par « islamo-phobie »… Le mot est piégé, à force d’être équivoque. S’il désigne la haine ou le mépris des musulmans, ce n’est qu’une forme de racisme, aussi détestable qu’elles le sont toutes, mais qui reste marginale.
– Marginal, le racisme ?
– Non, hélas ! Mais ce racisme-là. Sincèrement, croyez-vous qu’un Noir chrétien ou un Arabe athée soient moins victimes du racisme qu’un musulman de type européen ?
– Ce serait plutôt le contraire !
– Cela confirme donc ce que je dis. Il y a du racisme, en France comme en Suisse, mais il ne vise que marginalement l’islam en tant que tel. L’ethnie, pour les racistes, importe davantage que la religion !
– Va pour « marginal ». Mais un racisme marginal n’en doit pas moins être combattu…
– Certes ! Mais je parlais d’équivoque. C’est que le mot « islamophobie » peut avoir un tout autre sens : non pas la haine ou le mépris des musulmans, comme individus, mais le refus ou la peur de l’islam, comme religion.
– C’est moi, cette fois, qui vous vois venir : on n’a pas le droit d’être raciste, mais on a le droit de critiquer les religions…
– Comme n’importe quelle idéologie ! On a le droit d’être antifasciste, anticommuniste ou antilibéral. Pourquoi n’aurait-on pas le droit d’être antichrétien (voyez Nietzsche), anti-judaïsme (voyez Simone Weil) ou anti-islam ?
– Soit. Mais pourquoi s’en prendre particulièrement à cette religion-là, sinon pour camoufler le bon vieux racisme antinoir ou antiarabe ?
– C’est souvent le cas, je le reconnais, mais pas toujours. Pourquoi s’en prendre particulièrement à l’islam ? Parce qu’il est, dans nos pays, la seule religion qui nourrisse le terrorisme !
– Pas chez tous les musulmans !
– Bien sûr, et pas chez la majorité d’entre eux ! Mais de façon plus massive, reconnaissez-le, que chez les chrétiens ou les juifs.

Je comprends ceux qui sont choqués par les caricatures du prophète, pas ceux qui soutiennent les assassins !

– Les manifestations contre le « mariage gay », en France, n’ont pas toujours été exemptes de slogans fort désagréables, d’inspiration intégriste ou homophobe…
– Je vous l’accorde. Mais un slogan n’est ni une bombe ni une kalachnikov ! Vous évoquiez vous-même la faible représentation des « minorités visibles » dans la manif du 11 janvier. Mais il y a pire : des milliers de jeunes, dans nos banlieues, se sont réjouis des massacres contre lesquels vous protestiez !
– Vous sembliez les comprendre…
– Non : je comprends ceux qui sont choqués par les caricatures du Prophète, pas ceux qui soutiennent les assassins !
– Beaucoup de musulmans sont comme vous…
– Heureusement ! Mais j’aimerais qu’ils s’expriment davantage, et de façon plus claire. Quand ils nous répètent que l’islamisme n’a rien à voir avec l’islam, c’est quand même un peu fort ! Que penseriez-vous d’un chrétien qui prétendrait que l’Inquisition n’a rien à voir avec le christianisme ? Ou d’un communiste qui affirmerait que le stalinisme n’a rien à voir avec le marxisme ?
– Qu’ils s’interdisent de comprendre ce qui, dans le christianisme ou le marxisme, a rendu l’Inquisition et le stalinisme possibles…
– Exactement ! C’est donc aux musulmans, aujourd’hui, de faire le travail d’analyse critique qu’ont fait avant eux la plupart des chrétiens et des marxistes.
– Certains le font…
– Oui, et à leurs risques et périls ! C’est donc eux qu’il faut soutenir. On n’y parviendra pas en humiliant tous les musulmans par quelques caricatures dérisoires ou obscènes !
– Mais pas non plus en interdisant l’humour et le blasphème !
– Qui parle de les interdire ? Mais qui pourrait s’en contenter ?

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