La « singularité initiale ». Si on déroule le temps à l’envers, du présent vers le passé, les équations font bel et bien surgir un « instant zéro » qui serait apparu il y a 13,7 milliards d’années.
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La « singularité initiale ». Si on déroule le temps à l’envers, du présent vers le passé, les équations font bel et bien surgir un « instant zéro » qui serait apparu il y a 13,7 milliards d’années. © iStockphotos / ClaudioVentrella
N° 124 - Automne 2017

Qu’est le big bang devenu ?

La plupart du temps, l’expression big bang est employée comme si elle désignait l’apparition simultanée de l’espace, du temps, de la matière et de l’énergie. C’est ainsi que dans le langage courant, elle en est venue à désigner la création même du monde. Cette assimilation traduit-elle vraiment ce que diraient les équations de la cosmologie si elles pouvaient parler ?

À priori, il ne s’agit nullement d’un contresens : selon les premières versions des modèles de big bang, qui remontent aux années 1950, si l’on regarde ce que fut l’Univers dans un passé de plus en plus lointain, on observe que les galaxies se rapprochent les unes des autres, que la taille de l’Univers diminue sans cesse et qu’on finit en effet par aboutir – sur le papier – à un Univers « ponctuel », au sens où il se réduisait à un point géométrique, c’est-à-dire de volume nul et de densité infinie. En d’autres termes, si on déroule le temps à l’envers, du présent vers le passé, les équations font bel et bien surgir un « instant zéro » qui serait apparu il y a 13,7 milliards d’années : cet instant se trouve directement associé à ce que les physiciens appellent une « singularité initiale », sorte de situation théorique monstrueuse où certaines quantités, telles la température ou la densité, deviennent infinies. Or qu’est-ce qui empêche d’assimiler cette singularité initiale à l’origine effective de l’Univers ? De prime abord, rien. Mais seulement de prime abord…

L’UNIVERS N’A DONC JAMAIS ÉTÉ PONCTUEL.

D’où vient ce mais crucial ? Les raisons en sont faciles à saisir : les premiers modèles de big bang – ceux-là même qui ont formaté les tournures de nos discours – ne tenaient compte que d’une seule force de la nature, la gravitation, décrite à l’aide du formalisme de la relativité générale qu’Einstein a publiée en 1915. Cette interaction, toujours attractive et de portée infinie, domine à grande échelle. Mais lorsqu’on remonte le cours du temps, la taille de l’Univers se réduit progressivement et, au bout de 13,7 milliards d’années, la matière finit par rencontrer des conditions physiques très spéciales que la relativité générale est incapable de décrire à elle seule, car d’autres interactions fondamentales que la gravitation entrent alors en jeu : il s’agit des interactions électromagnétique, nucléaire faible et nucléaire forte, qui déterminent le comportement de la matière, notamment lorsque celle-ci est à très haute température et à très haute densité. Toutes les trois sont décrites selon les principes de la physique quantique, fort différents de ceux de la relativité générale.

La relativité générale ne prenant en compte aucune de ces trois forces, elle n’est pas gréée pour décrire à elle seule l’Univers primordial. Par conséquent, il est intellectuellement fâcheux de persister à faire dire à la théorie d’Einstein ce que ses propres principes sont incapables de concevoir. Car pour pouvoir affronter les conditions de l’Univers « vraiment primordial » et devenir capables d’en parler, il faudrait que les physiciens théoriciens puissent franchir le « mur de Planck ». Ce terme désigne un moment particulier de l’histoire de l’Univers, une phase par laquelle il est passé et qui se caractérise par le fait que les théories physiques actuelles sont impuissantes à décrire ce qui s’est passé en son amont.

À ce mur de Planck sont associées une énergie, une longueur et une durée caractéristiques. L’énergie de Planck vaut 1019  GeV, soit dix milliards de milliards de fois l’énergie de masse d’un proton. C’est dire si, à cette époque, la matière était furieusement agitée, affolée de façon paroxystique… La longueur de Planck est égale à quelque 10–35 mètre, soit dix-sept ordres de grandeur de moins que la taille d’un quark ou d’un électron : en deçà de cette échelle de distance, la notion d’espace telle que nous avons l’habitude de la décrire n’a plus guère de sens, et s’effondre même. Le temps de Planck vaut quant à lui 10–43 seconde. Pour exprimer ce résultat, on a pris l’habitude malheureuse de dire que le mur de Planck correspond à l’Univers tel qu’il était « 10–43 seconde après le big bang ». Or cela constitue un double abus de langage : d’une part, cette façon de parler admet implicitement l’existence d’un temps zéro, qui n’est plus garanti ; d’autre part, avant le mur de Planck, le concept de temps devient lui-même problématique, au point qu’il n’est plus possible de donner le moindre sens à la notion de durée, en l’occurrence à celle qui se serait écoulée entre le big bang et le mur de Planck.

Le mur de Planck représente en définitive ce qui nous barre aujourd’hui l’accès à l’origine de l’Univers, si origine il a eu. Il incarne la limite d’opérativité des concepts de notre physique par ailleurs solidement éprouvés : ceux-ci conviennent pour décrire ce qui s’est passé après lui, pas ce qui a eu lieu avant.

Bien sûr, de nombreux travaux sont menés pour tenter de construire un formalisme susceptible de mieux décrire – et surtout plus complètement – l’Univers primordial. Les théoriciens qui tentent de décrire cette phase ultra-chaude et ultra-dense osent toutes les hypothèses : l’espace-temps posséderait plus de quatre dimensions ; à toute petite échelle, il serait discontinu plutôt que lisse ; ou encore, il serait théoriquement dérivable ou déductible de quelque chose qui n’est pas un espace-temps…

L’une des démarches les plus suivies pour franchir le mur de Planck est celle proposée par la théorie des supercordes. Elle postule que si l’on pouvait regarder une particule élémentaire avec une loupe extrêmement puissante, on découvrirait qu’il s’agit d’un objet non pas ponctuel, mais unidimensionnel, une sorte de corde qui serait soit un fil (si elle a des extrémités), soit une boucle (si elle n’en a pas). Cette théorie propose en outre une modification de l’espace-temps, qu’elle dote de dimensions supplémentaires qui seraient repliées sur elles-mêmes à une échelle si petite que nous ne pouvons pas les détecter.

Cette théorie est encore à l’ébauche, mais elle a déjà apporté un résultat dont la portée est capitale : elle prédit que la température au sein de l’Univers ne peut être supérieure à une certaine valeur maximale, de sorte qu’elle n’a jamais pu être infinie, à aucun moment de son histoire. À cette limite supérieure de la température sont associées des limites supérieures de la densité et de la courbure de l’espace-temps. L’Univers n’a donc jamais été ponctuel, sa taille n’a jamais été nulle ni sa densité infinie, ce qui revient à dire que la singularité prétendument originelle dont on a pris l’habitude de parler n’a jamais eu lieu. En d’autres termes, si la théorie des supercordes est exacte, le big bang n’a pas ressemblé à notre façon canonique de le résumer. Reste à déterminer en quoi il a pu consister.

Certains scénarios, dits de « pré-big bang », l’assimilent à une phase extrêmement dense qui pourrait servir de « pont quantique » entre notre Univers en expansion et un autre qui l’aurait précédé (en fait le même, mais en contraction). L’Univers aurait connu avant le big bang une évolution symétrique de celle qu’il a eue après : au cours de cette phase précédant le big bang, la densité de matière, au lieu de décroître comme dans l’Univers actuel, devient de plus en plus élevée, la température augmente, tandis que les dimensions de l’Univers diminuent, jusqu’à ce que la densité d’énergie et la température atteignent les valeurs maximales permises par la théorie des supercordes. À ce moment-là, l’Univers, ne pouvant plus se contracter car cela accroîtrait encore sa température, rebondit sur lui-même et se dilate. Toutes les grandeurs qui augmentaient se mettent à décroître, et vice versa. Ce phénomène renverse l’image que nous nous faisons du big bang, qui n’est plus qu’une sorte de transition entre deux phases distinctes d’un seul et même Univers.

LE MUR DE PLANCK INCARNE LA LIMITE D’OPÉRATIVITÉ DES CONCEPTS DE NOTRE PHYSIQUE.

Bien sûr, ces conclusions ne valent que si la théorie des supercordes est la bonne. Or, elle n’a pour l’instant produit aucun effet vérifiable qui permettrait de la confronter aux données de l’expérience. Des théories concurrentes sont donc développées. Toutes ne constituent encore que des conjectures, mais – point remarquable – toutes ont la propriété de faire passer un sale quart d’heure à « l’instant zéro » : pour elles, plus de singularité initiale, comme si le mariage de la physique quantique et de la relativité générale qu’elles tentent de célébrer devait aboutir à l’effacement de la création de l’Univers.

Dans tous les cas, les calculs font en effet apparaître un monde qui aurait préexisté à notre Univers : le vide quantique, ou un Univers en contraction rebondissant sur lui-même lorsque sa densité atteint une valeur indépassable, ou d’autres choses plus ou moins exotiques. Ces choses pré-existantes sont toutes immanentes : elles font partie de l’Univers et ne correspondent donc pas à des causes premières, extérieures à l’Univers, qui auraient enclenché son apparition d’un simple claquement de doigts. La seule caractéristique qui les distingue des autres éléments constitutifs de l’Univers tient au fait qu’elles sont censées avoir engendré tout ce qui existe en plus d’elles, mais sans qu’on puisse dire quelle origine elles-mêmes peuvent avoir.

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